Ces émotions... Il les éprouvait lorsqu'il grimpait. Qu'il s'offrait corps et âme à la montagne, arpentant les sentes étroites, sautant les roches, plongeant dans les forêts. Seul. Toujours seul. Mais ces sentiments d'abord plaisants, une fois agencés dans son esprit s'aigrissent et deviennent amers, car s'imposent alors trop nettement les échecs qui ont ensuite bousculé son existence...
Pour se distraire, il se tourne vers Seignolles qui conduit avec application, respectant les limitations de vitesse avec une rigueur toute militaire. Contraste amusant avec la conduite sportive de Souad dont il préfère le style, s'avoue-t-il. Là, le côté « pépère » lui rappelle les manières d'un vieil oncle qui l'emmenait en vacances lorsqu'il était môme. Les mains parfaitement appliquées à la bonne hauteur sur le volant, le nez un peu en avant, pointé comme un radar, les yeux ne déviant pas d'un micron de la route, cou tendu, concentré...
Repensant à Souad, Martin ne peut s'empêcher de la trouver jolie. D'une beauté particulièrement originale, inhabituelle. Sa peau mate est son atout premier, mettant en valeur ses yeux et ses lèvres. Puis il y a ce mélange subtil de masculin et de féminin dont elle se sert manifestement, qui lui permet de se montrer plus provocante qu'elle ne doit l'être en réalité. Et la dureté de ses traits qui, cependant, ne l'enlaidit pas, la rend au contraire plus authentique. C'est cela, découvre-t-il : elle possède un charme sans artifices. Comme l'œuvre d'un sculpteur qui ne se serait pas embarrassé de polir sa réalisation, laissant à la pierre ouvragée les scories qui lui conservent son caractère.
Avec quelques années de moins, Martin aurait sans doute tenté sa chance... Mais il se rabroue et chasse cette pensée qui ressemble déjà trop à celle d'un homme mûr en quête de chair tendre...
Il reprend l'examen de Seignolles en l'observant à la dérobée. Ce type l'intrigue. Sportif et bon grimpeur, ce qui suppose de la souplesse, de l'agilité, son maintien est néanmoins celui d'un adjudant... Curieux et paradoxal mélange ! Ce constat l'amène à penser qu'il retrouvera forcément cette antinomie dans sa manière de réfléchir et d'agir. Il imagine que le bonhomme a été le produit de deux éducations très différentes – peut-être un père et une mère séparés –, qu'il est fille unique et qu'il a trouvé dans l'uniforme de gendarme l'équilibre qui lui manquait, dont il avait un besoin vital. Martin se régale de ses supputations. Flic il est, flic il reste ! À toujours traquer la véritable personnalité des individus, derrière les apparences. À les fouiller, en voyeur indélicat qui ne s'interdit aucune porte. Il aime inventorier la psyché des gens, en extirper les secrets. Pareil à un médecin légiste qui dissèque un cadavre... Sauf que lui, Martin, dissèque les vivants !
– Alors ? demande soudain Seignolles. Quel est votre jugement ?
– Sur quoi ? s'étonne Martin.
– Sur moi, évidemment ! Voilà près de dix minutes que vous m'observez ! Que vous me photographiez, plutôt ! J'imagine que vous avez eu le temps de rédiger votre petite fiche et de la classer parmi toutes les bobines que vous collectionnez ; car c'est ainsi que vous pratiquez, non ?
Martin sourit. Décidément, ce gars est plus malin qu'il ne l'aurait supposé.
– Je n'ai pas d'a priori, vous savez.
– Mais des opinions, réplique Seignolles sans quitter la route des yeux, pupilles définitivement rivées sur la bande blanche.
– Soit ! convient Martin. Je m'interrogeais, je l'avoue. Mais comme je n'ai pas eu l'occasion de consulter votre dossier, je n'ai pas grand-chose à me mettre sous la dent.
– Eh bien, c'est assez simple. Je vous résume ?
– Si vous voulez !
– Fils d'un guide et de l'une de ses clientes, une Anglaise, dont il s'était entiché à l'époque. Ils ont vécu quelque temps ensemble, mais ça n'a pas vraiment marché. Remarquez, ça boitillait déjà dès le départ ! Elle est retournée définitivement chez elle, à Manchester, et m'a oublié comme si je n'étais jamais sorti de son ventre. Je crois bien qu'elle avait accouché comme on vomit... J'ai donc été élevé par mon père. Une éducation à la fois affectueuse, compréhensive, mais exigeante aussi. Lever tôt le matin, exercices, montagne, études. Il voulait faire de moi un avocat. Ne me demandez pas pourquoi, je ne l'ai jamais su ! C'était un brave homme qui en avait bavé ; il souhaitait que je m'en sorte mieux que lui, que je gagne confortablement ma vie.
– Vous auriez dû lui demander.
– Mon père parlait autant qu'un moine. Ses paroles étaient plutôt rares ; il fallait les lui arracher de la gorge, si vous voyez ce que je veux dire. En tout cas, à sa grande déception, je n'ai pas suivi ses conseils, et, après mon doctorat de droit et une formation de guide de montagne, j'ai été pris d'une fringale de voyages... Allez savoir pourquoi ! Quand je me suis enfin posé, je ne savais trop quoi faire, dans quelle voie me lancer. Alors j'ai choisi la gendarmerie. Grâce à cela, j'ai pu continuer à faire de la montagne – avant, j'étais dans les équipes de secours –, puis utiliser mes connaissances en droit. Autre avantage : je pouvais rester dans ma région...
Soudain, Seignolles braque son volant et quitte la nationale pour s'engager dans une petite allée de terre grimpant à flanc de coteau. Martin n'avait même pas remarqué qu'ils étaient maintenant parvenus au pied des montagnes. La voiture brinquebale un peu jusqu'à une sorte de vieux chalet, assez vaste, solitaire et dominant la vallée.
– C'est là que vous vivez ? demande Martin.
– Oui. C'est la maison familiale.
– Votre père y habite toujours ?
– Non, il est mort l'année dernière...
– Désolé.
– C'est malheureusement le genre de choses qui arrive quand on grimpe en solitaire...
– Il a dévissé ?
– Oui, dans le massif des Albères, répond Seignolles. Dans le col du Perthus. Il avait toujours dit qu'il irait y user ses semelles – c'était son expression –, et il l'a fait ! Pour la première et la dernière fois.
Le gendarme coupe le contact. Les deux hommes descendent de voiture et Martin s'allume aussitôt une cigarette. Le bon air frais qui le picote au visage et le soleil pâle dans le ciel laiteux font affluer en lui de nouveaux souvenirs. Minuscules impressions physiques... Instants de rien qui vous éclaboussent pourtant comme de lourdes vagues.
Seignolles, qui a déjà fait quelques pas, se tourne vers lui :
– Vous venez ?
– Je ne veux pas vous déranger.
– Vous pensez ! Entrez.
Les deux hommes pénètrent dans le chalet par une porte en bois sculpté aux allures plus autrichiennes que locales. D'emblée, Martin apprécie le lieu. Le chalet est ancien et, manifestement, la volonté de ses occupants a été de ne rien faire pour le rendre tendance. La cuisine fait corps avec la salle de séjour ; elle est certainement telle qu'elle a toujours été. Les meubles sont plus que rustiques, la cuisinière est archaïque, avec sa lèchefrite et ses barres de bronze pour suspendre les torchons ; la table en chêne au plateau épais est immense et occupe le centre de la pièce. En guise de sièges, de rustaudes chaises en bois. Au mur, des andouillers de cerfs, des photos sépia, gondolées, punaisées au petit bonheur. Un vaisselier séculaire et un morbier complètent l'ensemble. Martin s'assied. Seignolles lui propose à boire.
– Un peu d'eau, cela ira très bien.
Seignolles prend un verre sur l'égouttoir et le remplit au robinet :