– De l'eau de source ! Fraîche, pure, pleine de magnésium !
Puis, s'engageant dans l'escalier qui mène aux chambres :
– Attendez-moi, juste deux minutes, le temps de me changer.
Lorsqu'il a disparu, Martin se lève ; il n'a qu'une envie : examiner les photographies punaisées aux murs. Cette manie de toujours fouiner dans la vie des autres... Est-ce pour apprendre à mieux les connaître et, ainsi, les apprécier, ou n'est-ce que le désir d'assouvir un voyeurisme maladif ?
À sa déception, les clichés sont communs, anodins. Presque tous montrent un homme fort, la plupart du temps en bras de chemise, la mine renfrognée des montagnards, dominant un petit gamin – sans aucun doute Seignolles – avec un air craintif qu'un sourire forcé tente de dissimuler. Le plus souvent, ils prennent la pose devant le chalet ou dans une forêt. Et leur attitude est toujours la même : le grand gars costaud dominant le môme, tête dans les épaules. Banal...
« Non, à la réflexion, se dit Martin, ce qui est singulier, c'est justement ce qui a pu pousser le père à exposer ces photographies aux murs. Cette scène répétée, déclinée selon d'infimes modulations. Juste les changements de saison : été, automne... »
Martin abandonne l'examen des photographies pour faire le tour de la pièce en effleurant de la main chaque meuble, chaque objet. Et, sans qu'il comprenne vraiment pourquoi, il est gagné par une émotion inhabituelle. Cela ressemble à une sérénité teintée de tristesse. Tout est ordinaire et cependant plaisant, reposant, chaleureux. Tous les éléments composant ce tableau sont aux places précises qui leur reviennent de droit. C'est ainsi, dans une logique et une harmonie que le temps a décrétées, isolant un monde immuable et figé à tout jamais aux portes de Toulouse.
À l'étage, il entend marcher Seignolles qui va et vient en faisant craquer les larges lattes du plancher. Son attention est alors sollicitée par le tic-tac du morbier qu'il n'avait pas encore remarqué. Il lui semble qu'il égrène les secondes à son propre rythme, si lent...
N'ayant jamais été confronté auparavant à un tel décor, Martin est surpris par l'indéfinissable nostalgie qui le prend à la gorge, alors que pareille ambiance ne devrait logiquement guère l'émouvoir.
Entendant Seignolles redescendre l'escalier, il s'assoit rapidement pour ne pas être pris en flagrant délit de curiosité. Quand le gendarme apparaît, Martin est stupéfait : ce n'est plus le même homme. Vêtu d'un jean, d'une chemise Oxford et d'un blouson, chaussé de boots, Seignolles paraît sortir tout droit d'une image de magazine. Martin remarque que même sa démarche s'est transformée. Elle est souple, sportive, plus énergique que celle qu'il a lorsqu'il porte l'uniforme. C'est à croire que sa tenue de flic était gorgée d'amidon !
– Ça ira ? demande-t-il d'une voix plus enjouée.
– C'est parfait.
Les deux hommes sortent.
Martin note que Seignolles tire la porte sans la fermer à clé : l'habitude des gens simples qui n'ont pas de richesses ni de secrets à cacher...
Ils montent dans le véhicule. Seignolles démarre. Lorsqu'ils se retrouvent sur la nationale, Martin constate que le conducteur aussi est différent : plus rapide, plus vif... Une double personnalité, conclut Martin avec l'amusement et l'incertitude de celui qui sait qu'en psychologie on ne doit jamais tirer de conclusions trop hâtives. Pourquoi Seignolles ne serait-il pas un manipulateur ? Pourquoi ne serait-ce pas lui qui étudierait les réactions du Parisien ?
Ils roulent en silence jusqu'à ce qu'ils atteignent les faubourgs de Toulouse. Là, Seignolles s'inquiète du chemin à emprunter pour se rendre à la maison des Sormand. Martin le lui indique, à sa vive surprise :
– Vous prenez la rue de Metz, traversez la Garonne et filez sur la rue de la République pour tomber sur l'allée Charles-de-Fitte.
– Mince, vous avez l'air de sacrément bien connaître la ville !
– J'y ai vécu, il y a déjà longtemps... Et j'ai bonne mémoire.
Puis c'est à nouveau le silence entre eux deux. La circulation se fait plus dense et oblige Seignolles à redevenir gendarme : il se concentre avec attention sur sa conduite et se remet à pointer du nez vers la route.
– Cela vous ennuie si j'en allume une ? demande Martin. J'ouvre la vitre...
– Pas de problème. Je fume aussi de temps en temps...
– Enfin un défaut ! s'exclame Martin en souriant.
– J'en ai bien davantage que vous ne croyez...
Après avoir quitté l'allée Charles-de-Fitte, ils empruntent la rue de Cugneaux. Martin indique la maison.
– C'est ici...
– Qu'est-ce qu'on est supposés faire ?
Martin jette son mégot d'une pichenette par la vitre tout en regardant la demeure qu'il n'a jamais pu oublier. Cette maison, celle-ci précisément, ne s'est pas effacée de son esprit.
– Nous sommes censés questionner ses occupants à propos de leur fille, en apprendre le plus possible sur elle et fouiller sa chambre. Qui sait, peut-être y trouverons-nous un indice. Un petit truc de trois fois rien qui nous donnera l'illusion de tenir un bout de piste.
– Vous n'êtes pas vraiment du genre optimiste !
– Au contraire, je préfère partir de très bas... Ainsi, toute découverte me stimule, me donne du tonus !
Ils sortent du véhicule et s'avancent côte à côte jusqu'à la grille, du même pas, comme s'ils se connaissaient depuis une éternité. Martin sonne à l'interphone. Quelques secondes d'attente avant un grésillement et une voix de femme qui chevrote, hachée de sanglots.
– Oui ?
C'est le moment que Martin déteste.
– Police, madame... Nous désirons nous entretenir avec vous au sujet de votre fille Estelle.
La porte en fer forgé s'ouvre automatiquement. Martin et Seignolles pénètrent dans le petit jardin toujours aussi désuet avec ses massifs de fleurs trop parfaitement ordonnés, et suivent l'allée gravillonnée qui crisse sous leurs pas comme du verre pilé. Une vingtaine de mètres à couvrir avant d'atteindre trois marches qui mènent à la porte d'entrée de l'imposante demeure bourgeoise en pierres de taille.
Une vingtaine de mètres : un siècle pour Martin qui semble marcher exactement sur les traces de son passé. Le bruit des gravillons sous ses semelles, le grand acacia et son ombre humide, la haie de buis... Et puis cette large porte en chêne, prétentieuse, aussi vernie qu'autrefois ! Et cette femme d'une cinquantaine d'années, encore très belle, qui leur ouvre...
Claudia.
Son regard croise celui Martin. Il y surprend une interrogation : le reconnaît-elle ou affecte-t-elle de ne rien laisser paraître ? Les yeux bouffis de larmes, elle tient un mouchoir en boule dans sa main. Sa mise est digne et soignée. Elle est vêtue d'un tailleur noir très strict qui accentue son port de grande bourgeoise que même le deuil ne saurait enlaidir. Juste deux petites notes d'élégance : un fin collier en argent et un chignon parfaitement élaboré qui allonge la nuque et lui donne l'allure d'une héroïne d'Alfred Hitchcock.
Les deux hommes présentent leurs cartes ; elle les ignore et s'écarte.
– Entrez ! dit-elle. Pardonnez-moi de ne pas être...
Les mots se figent dans un sanglot retenu. Les devançant, elle les invite à s'asseoir dans le canapé du salon à la décoration minimale et sobre. La pièce est blanche et lumineuse. Deux fenêtres donnent sur le jardin à l'arrière de la demeure. Comme à son habitude, Martin embrasse les lieux d'un vif coup d'œil... Se souvenant... Cherchant à repérer quels changements ont été effectués depuis la dernière fois qu'il est entré dans cette pièce. Le grand tableau au mur, sans doute... Ce n'était pas celui-là, autrefois ! Non, ce n'était pas un Morassut... La table basse devant le canapé a changé elle aussi. Par contre, les photos ici et là, encadrées ou posées sur le manteau de la cheminée et sur une desserte, lui paraissent pour la plupart similaires à celles qu'il a gardées en mémoire. Le grand tapis persan recouvrant une partie du parquet laqué de blanc s'inscrit aussi dans le tableau recomposé. Une ultime remarque : un téléviseur à écran plat a remplacé le vieux poste cubique...