– Je vous sers quelque chose à boire ? demande Claudia.
Les deux hommes refusent d'une même voix et Martin explique aussitôt l'objet de leur visite. Elle acquiesce en le dévisageant. Leurs regards, cette fois, s'attardent et se soutiennent. Elle pâlit légèrement et baisse les yeux la première.
Seignolles se lève et propose de commencer la fouille.
– Naturellement, dit-elle. Sa chambre est au premier étage... La porte juste en face de l'escalier.
Claudia attend que Seignolles soit monté pour venir s'asseoir près Martin. Celui-ci remarque alors son parfum. Il le retrouve, plutôt ! Une fragrance qu'il n'a jamais plus perçue chez aucune femme, comme si elle était la seule à posséder le secret de sa composition. Une douce et tiède alchimie faite de vanille poivrée et d'herbe sèche. Une belle herbe d'été que le soleil aurait légèrement cuite.
– Martin, n'est-ce pas ? Je t'ai reconnu sur-le-champ. Mais, à la façon dont tu t'es présenté, je pensais que tu ne désirais pas que je le montre.
– Cela n'a aucune importance, Claudia. Est-ce que tu tiens le coup ?
– Je souffre beaucoup, tu t'en doutes... Mais que veux-tu que je fasse ? On a retrouvé ma fille, nue, morte dans une grotte ! Même dans le pire de mes cauchemars, je n'aurais pas pu imaginer une scène aussi épouvantable ! J'ai tout craint pour elle : accident de scooter, agression sexuelle, drogue... Tout ! Mais ça, Martin... Une mère peut-elle concevoir une chose semblable ? Que faisait-elle là-haut ?
Martin évite de répondre, il préfère demander :
– Et Raphaël ? Il n'est pas ici ?
– Ce salaud ! Il m'en a trop fait voir. J'ai été patiente, puis... Nous sommes séparés depuis déjà deux ans.
– Pourtant, quand je vous ai connus, tous les deux, vous vous entendiez à merveille, non ? Vous aviez tout du couple modèle qui n'avait même pas besoin d'un anneau au doigt.
– Cela a bien changé ! Il m'a vite trompée avec des gamines de la faculté. Il les cueillait dans les amphis avec toutes les armes dont il sait user : sa voix, son intelligence, son charme, sa force et son fameux air de papa-qui-câline ! Il m'a fallu un certain temps pour m'en apercevoir, jusqu'à ce que l'une d'elles lui mette le grappin dessus et se l'attache ! Une chargée de cours...
Elle se tait brutalement. Son regard exprime à la fois la colère et le chagrin. Une peine encore vive. Une blessure que le temps ne recoudra jamais. Qui s'est remis à jeter son pus avec la mort d'Estelle.
– Pardonne-moi, s'excuse Martin. Parlons plutôt de ta fille... Si tu t'en sens capable, bien sûr...
– Ne t'inquiète pas ! Pose toutes les questions que tu veux. J'y répondrai du mieux possible.
– Merci. Sache que je suis profondément peiné. En plus, je n'ai compris qu'il s'agissait de ta fille que lorsque j'ai vu Raphaël près de la grotte.
Devant les larmes qui jaillissent de nouveau, Martin détourne le regard et avise une photo posée sur la commode, montrant Estelle toute gamine en train de chercher l'équilibre sur un petit vélo.
– Je crois que la dernière fois que je l'ai vue, elle devait avoir à peu près six ans, dit Martin pour se donner une contenance et rompre ce silence qui s'éternise et le met mal à l'aise.
Claudia se mouche et tourne la tête en direction de la photo.
– Oui, c'est cela. On lui avait offert cette bicyclette pour son anniversaire... Elle était tellement heureuse de faire du vrai vélo ! Quand je pense que je l'ai remisé au grenier pour le transmettre un jour à ses propres enfants...
Elle éclate en sanglots ; Martin se lève et lui prend les deux mains en un geste affectueux qui le surprend lui-même. Penché sur elle, respirant pleinement son parfum piqué d'un peu de sueur, il lui souffle doucement, tendrement :
– Je te laisse tranquille, Claudia. Je n'ai aucun mot pour t'exprimer combien je partage ta peine. D'ailleurs, tu sais que les mots sont inutiles dans ces moments-là, n'est-ce pas ? Je monte rejoindre mon collègue et je me permettrai de t'appeler si j'ai une question vraiment urgente à te poser.
– Pardonne-moi, murmure Claudia, je ne peux sincèrement pas...
Bouleversé, Martin s'élance dans l'escalier qu'il grimpe quatre à quatre. Ivre de colère. L'image d'Estelle nue dans la grotte ne cesse de le hanter. Un ou des fumiers l'ont conduite là-haut ! A-t-elle été violée ?
Quand il entre dans la chambre, il trouve Seignolles planté au centre de la pièce, immobile, en train de regarder autour de lui. Martin esquisse un sourire.
– Qu'est-ce que vous foutez ?
– C'est une habitude... Lorsque j'ai effectué une fouille, je me place toujours au centre du lieu et je pivote doucement sur trois cent soixante degrés pour voir si je n'ai rien oublié.
Décidément, ce type lui ressemble sous certains aspects, pense Martin. Il l'interrompt cependant :
– Bon, vous m'épargnez votre numéro de derviche tourneur et vous me dites ce que vous avez dégotté !
Seignolles s'approche du lit et désigne quelques bricoles qui y sont étalées.
– Voilà le résultat de ma pêche... Pas miraculeuse, mais intéressante, je crois.
Martin se penche pour observer la récolte de Seignolles. Des photos montrant Estelle avec des amis, d'autres étudiants en vacances, dans un square, une boîte de nuit... La jeune fille y est toujours ravissante et souriante.
Martin s'arrête plus particulièrement sur deux d'entre elles où Estelle est prise dans un endroit montagneux. Elle y est habillée de manière plus rustique, souriante encore. Mais, là, Martin jurerait qu'il s'agit d'un sourire amoureux à l'adresse du photographe. Une fleur rouge a été piquée dans ses cheveux.
– Cette fleur, remarque Martin, c'est bien celle-là, non ?
Il désigne une rose séchée parmi les objets éparpillés sur le lit.
– On dirait, oui.
Un signe de connivence entre les deux amants ? Le symbole de leur passion ? Voici enfin ce qu'attendait Martin : ce petit rien qui lui procure le sentiment de saisir une piste. Une sensation indéfinissable qu'il est seul à comprendre, car elle relève du domaine de l'alchimie. Juste une fleur rouge que l'on aide à traverser le temps en la conservant soigneusement à l'abri. Juste un sourire de connivence avec celui – il en est certain, il ne peut s'agir que d'un garçon – qui vous photographie !
Voici les premiers atomes venus reformer un segment du passé d'Estelle. Désormais, ceux-ci vont nécessairement en attirer d'autres. Et l'histoire s'écrira... Laquelle les conduira à ce qui s'est déroulé dans la grotte de Sainte-Engrâce avant que ne succombe la jeune fille.
– Et c'était où, tout cela ?
– Dans ses tiroirs, soigneusement rangé.
– Pas de carnet secret... de journal intime... ?
– Non ! Je n'en ai pas trouvé, en tout cas.
Martin se redresse et se retourne sur Seignolles.
– À part cela ? C'est tout ?
Seignolles acquiesce d'un hochement de tête.
Martin hausse à nouveau les épaules et se dirige vers la bibliothèque. Il passe son doigt sur les couvertures des livres soigneusement rangés tout en énumérant leurs titres.
– Mécanique ondulatoire... Équation de Schrödinger, murmure-t-il. Septième postulat de symétrie... Le programme de base pour une licence de physique...
Soudain, il se retrouve face à l'ordinateur. Celui-ci est allumé.
– Et dans la bécane ?