Seignolles s'approche et lui désigne le fichier qu'il a isolé sur l'écran.
– Juste une chose : ce mail daté de l'avant-veille...
Martin se penche et lit à voix haute :
– J'ai les couvertures de survie. À tout à l'heure. Signé : « C »...
– Vous avez noté l'adresse mail ?
– Ou d'un prof, grommelle Martin.
Seignolles le considère avec étonnement, sans mot dire.
– J'ai besoin de repasser derrière vous ? plaisante Martin.
– C'est vous qui voyez ! répond Seignolles, mi-sérieux mi-souriant.
En guise de réponse, Martin sort sur le palier et s'arrête un instant pour regarder ce qui fut l'environnement quotidien de la jeune fille, se l'imaginer rejoindre la chambre de sa mère, au bout du couloir, aller à la salle de bains, vaquer à la cuisine, au rez-de-chaussée.
Enfin, Seignolles sur ses talons, il descend retrouver Claudia qui s'est ressaisie et les attend au bas de l'escalier.
– Vous avez trouvé quelque chose ? demande-t-elle.
– Pas grand-chose..., répond laconiquement Martin.
Claudia esquisse un vague sourire.
– Ce que je suis sotte ! Comme si un policier allait donner ce genre de renseignement !
Martin s'arrête au pied de l'escalier. Seignolles s'est rapproché de la porte et l'ouvre de lui-même.
– Au revoir, madame ! dit-il d'un ton gauche en sortant. Merci !
Claudia attend que Seignolles soit suffisamment à l'écart pour s'adresser à Martin :
– Je t'en prie ! Trouve l'ordure qui est responsable de la mort de ma fille ! Je ne pourrai pas vivre en le sachant en liberté.
Martin lui reprend les mains. Le même geste que tout à l'heure, au salon. Il presse encore plus fort les doigts fins de la femme et donne de la tendresse et de la chaleur à sa voix :
– Tu peux me faire confiance, Claudia ; je mettrai tout en œuvre pour le pincer... Juste une question, avant de partir : est-ce que tu lui connaissais un petit ami ? un bon copain avec lequel on l'aurait souvent vue ?
– Non ! répond aussitôt Claudia. Elle ne me parlait jamais de ses affaires de cœur... Trop pudique pour cela avec moi ; elle préférait se confier à son père. La seule chose que je puisse dire, c'est que, ces derniers jours, elle paraissait particulièrement heureuse. Tu sais... le genre de chose qu'une mère remarque...
Martin lâche les mains de Claudia. Il fait un pas, s'arrête, se retourne et lui caresse la joue, l'effleurant à peine. Puis il se dirige vers la porte.
– Viens me voir, dans quelques jours..., suggère Claudia. Je pense que j'aurai récupéré un peu de courage et de force pour que tu puisses m'interroger. Et peut-être certaines choses me reviendront-elles à l'esprit.
Martin lui sourit. Une fois sur le perron, la lourde porte refermée derrière lui, il est pris d'une soudaine envie de pleurer. Un chagrin brutal, jailli dans sa poitrine, lui monte aux yeux.
Toujours du même pas, le gendarme et lui reprennent l'allée gravillonnée. Juste avant d'atteindre le portail resté ouvert, Seignolles se tourne vers Martin pour poser la question qui le taraude depuis quelques secondes :
– Vous avez connu les Sormand lorsque vous habitiez Toulouse, n'est-ce pas ? Il n'est pas nécessaire d'être fin limier pour s'en rendre compte. J'ai rarement vu un enquêteur, si sensible soit-il, prendre les mains d'une femme qu'il vient d'interroger et lui caresser la joue comme vous avez fait...
Martin avance en regardant droit devant lui, ses larmes près de couler. Tellement plus douloureuses que si elles acceptaient de le faire.
Il ne répond rien. À quoi bon ? Qu'aurait-il à dire ? Sinon que c'est ici que sa vie s'est arrêtée !
Ses pas sur le gravier... Tout ce passé qui se réveille.
La nuit
Ses larges épaules voûtées, sa démarche irrégulière devenue plus lente, pareille à celle d'un vieillard, Raphaël hante les rues de Toulouse depuis deux heures, cherchant en vain à combler cette solitude qui lui a vidé le corps et l'esprit.
Les événements de la journée, englués désormais dans une poisse écœurante, s'insinuent dans sa chair comme un venin.
Après le départ de Gwen, tel un ours prisonnier, il a tourné en rond dans l'appartement, se heurtant aux meubles et aux murs qu'il a frappés de ses énormes poings, à s'en blesser les phalanges.
Il a même essayé de se mettre au travail. Reprendre cet essai qu'il ne parvient pas à conclure, Pour un temps quantique. Stupide tentative, si représentative de sa personnalité ! Voici donc son véritable et unique univers : ses recherches... Là où son puissant cerveau ne se concentre plus que sur un point précis hors du temps, hors du monde réel... Là où il oublie tout, lâche et égoïste comme il l'a toujours été. Lâche vis-à-vis de Claudia, de leur fille, de Gwen, de ses collègues et de lui-même !
C'est pourquoi il marche maintenant sans but précis, en claudiquant légèrement, les mains dans les poches, écœuré par ce monstre égotique qu'il est devenu au fil des années.
Certes, il est un physicien célèbre, l'un des plus brillants, si l'on considère la somme de ses diplômes et récompenses, la quantité de ses publications et articles faisant autorité à travers le monde. Sans compter les innombrables conférences données dans les cercles scientifiques les plus prestigieux où, de sa voix chaude, grave et posée, il décrit des univers aux frontières du possible. Juste à la lisière de la science et du rêve. Là où l'on fait figure soit de génie, soit de charlatan !
Cependant, à y regarder de près, que reste-t-il de ce tableau brossé à gros traits ? Quelques trouvailles... Rien que cela. De brèves lueurs vite éteintes par des fiascos répétés.
Soudain épuisé, il s'assied sur un banc au bord de la Garonne. Tout son corps est fourbu, douloureux. Les muscles de ses cuisses, pourtant habitués à l'effort, ne sont que crampes et courbatures.
Désabusé, il regarde la ville animée qui s'offre, illuminée, à la vie nocturne. La vie...
La vision d'Estelle qui s'impose alors à lui est celle d'un cadavre béant sur une table d'autopsie... Un morceau de viande dont on a prélevé des échantillons de foie, d'intestin... On a extrait le contenu de son estomac... On a analysé cette ignoble mixture... On a taillé dans la chair, du cou au pubis. Estelle est grande ouverte. Et la scie circulaire, au bruit atroce, l'a scalpée pour faire apparaître le cerveau dans lequel nul microscope ne traquera les dernières images enregistrées.
Sa fille n'est plus qu'une chose immonde que des professionnels aux gestes protocolaires violent dans ses plus infimes parties. Dans le microcosme de son intimité...
Hypnotisé par ces pensées visqueuses, Raphaël n'a pas vu approcher un groupe de trois jeunes gens, deux garçons et une fille accompagnée d'un chien, qui le regardent à quelques mètres de distance.
Seule la jeune fille ose s'avancer après avoir tendu la laisse de son chien à l'un des deux garçons.
C'est sa voix douce et légèrement aigrelette qui extrait Raphaël de sa torpeur :
– Vous n'allez pas vous jeter dans la Garonne, hein ?
« Pourquoi me demande-t-elle cela ? »
– Non, bien sûr que non, balbutie-t-il en se rendant compte à cet instant qu'il pleure.
La jeune fille ne semble pas convaincue et accomplit deux nouveaux pas pour mettre un genou au sol devant lui. Raphaël la distingue difficilement au travers de ses larmes. Son visage juvénile, tout brouillé, est constellé de piercings : de petites taches argentées brillant à une narine, au menton, aux oreilles... Ses bras nus sont griffés de tatouages agressifs tissant des toiles d'araignée du coude au poignet.
« Une malheureuse punk à la dérive », pense Raphaël. Ou une gamine qui change de peau, la nuit, anonyme caméléon.