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Elle lui sourit ; il la croyait laide et découvre qu'elle a du charme.

– Vous voulez parler ? demande-t-elle d'une voix étrangement douce.

Ses copains s'impatientent :

– Tu viens ? On n'a pas que ça à foutre, de nous occuper des clodos !

Elle ne leur répond pas. Elle continue de regarder ce gros ours qui s'est mis à sangloter de plus belle.

« Cette môme doit avoir l'âge d'Estelle. »

Elle s'assied à côté de lui, si près que leurs cuisses se touchent.

L'un des garçons l'appelle à nouveau.

– Merde, tu viens ? On va zoner dans le centre !

– Allez vous faire voir ! Je vous rejoindrai plus tard... Je sais où vous trouver. Gardez mon chien.

Les deux garçons s'éloignent.

Raphaël continue de pleurer un petit moment. Une main légère se pose sur son épaule, imposant progressivement sa présence, sa chaleur. Cessant de pleurer, il se tourne vers la fille.

– Allez rejoindre vos amis...

– Non ! répond-elle fermement en accentuant son sourire. Le malheur des autres m'intéresse...

Raphaël relève la tête, surpris d'entendre de tels propos.

– Mais vous êtes...

– Oui ! Punk ! Zonarde ! Traînarde ! Glandeuse ! En rupture avec la société ! C'est bien comme cela qu'on dit, non ? Je dors dehors, j'ai deux mecs, je zone, je fais la manche et vole, mais je ne suis pas pour autant une imbécile !

– Je vois ça, murmure Raphaël, désarçonné par cette inconnue surgie de la nuit comme une sombre fée.

– Ça vous étonnera peut-être, mais j'ai fait de sacrées études. De philosophie... Puis, un jour, vous voyez, j'ignore comment ça m'est venu, mais j'ai cru voir ma vie future se dérouler sous mes yeux... Pareille à un film défilant à toute vitesse. Je me suis mise à chialer, tant le scénario me semblait con, sans âme, sans aucun sens ! Vide à en crever... Et j'ai tout plaqué ! Mes crétins de parents, mon obèse de frère... Tout ! Vous, c'est sur votre vie passée que vous pleurez, n'est-ce pas ? Je présume qu'à votre âge le film doit plutôt passer au ralenti, non ?

Il acquiesce d'un hochement de tête. Ce qu'il veut répondre, ces quelques mots à prononcer, il les forme d'abord dans son esprit, se les répète plusieurs fois tant ils lui paraissent signifier l'impossible :

– Je viens de perdre ma fille...

L'inconnue ne bronche pas. Elle allume une cigarette.

– C'est injuste, reprend Raphaël. C'est moi qui aurais dû mourir à sa place, ç'aurait été dans l'ordre des choses.

De ses paupières jaillissent à nouveau quelques larmes qu'il essuie aussitôt d'un revers de main, en reniflant.

La jeune fille tire sur sa cigarette, silencieuse, le regard perdu au loin vers la ville qui brille de l'autre côté du fleuve.

– Il n'y a pas d'ordre des choses, lâche-t-elle enfin. Comment est-ce arrivé ?

– Dans une grotte, en montagne... Là-haut, vers Sainte-Engrâce.

– Qu'est-ce qui s'est passé ?

– On ne sait pas. On l'a retrouvée nue, en position fœtale, au centre d'un cercle formé de bougies et de pierres blanches... Elle paraissait endormie... Elle était morte depuis quelques heures déjà. La police enquête.

– Un truc de malade mental, dit-elle. Votre fille appartenait à une secte ?

– Non...

La gamine se lève et l'embrasse sur la joue. Un rapide et minuscule bécot d'oiseau.

– Je ne peux rien pour vous, je suis navrée..., dit-elle. Vous voyez, on a juste passé ensemble un moment que vous oublierez sans doute. Pas moi.

– Pourquoi ? s'étonne Raphaël.

– J'adore la nuit ; on y rencontre plein de gens comme vous. Je suis à ma manière une collectionneuse... Je vous ai scotché dans ma mémoire.

Sans un mot de plus, elle se dirige vers le pont et disparaît dans l'obscurité, semblable à un rêve qui s'efface. Un petit point rouge brillant dessine un arc de cercle pour s'éteindre au sol : la cigarette qu'elle vient de jeter.

« Pourquoi cette fille m'a-t-elle redonné courage ? » se demande Raphaël en quittant la berge pour reprendre l'escalier du remblai.

Maintenant, il sait dans quelle direction marcher. Oui, marcher de son pas asymétrique, à l'image de sa personnalité. Il ignore les taxis qui sillonnent la ville. Il marche, martelant rageusement ses souvenirs, piétinant ce bonheur qu'il a foutu en l'air en allongeant tant de filles dans son lit, ne parvenant même plus aujourd'hui à les dénombrer... Juste pour se prouver qu'il était encore jeune, désirable. Pour contempler sa propre image dans le miroir de leurs regards. L'admiration ! L'adulation pour lui, professeur Raphaël Sormand !

Cela avait duré jusqu'à ce qu'il rencontre Gwen et en tombe amoureux. Oui, il l'aimait, avec ses vingt-cinq ans de moins que lui ! Même si c'était l'une de ses chargées de TD ! Même si cela faisait jaser dans les couloirs de la faculté et parmi la bonne bourgeoisie toulousaine !

Cette fois, Claudia n'avait pas fermé les yeux. Passe encore qu'il l'humilie avec des gamines, compagnes d'une nuit, mais qu'il tombe amoureux, c'était la trahir mortellement !

Marcher. Vers la rue de Cugneaux...

Sa décision est prise : demander pardon à Claudia. Un pardon pour tout... Le drame qui les a frappés l'un et l'autre ne peut que les réunir. Le chagrin cautérisera les plaies, éloignera les humiliations, éteindra les ressentiments. Et puis, n'a-t-il pas jeté Gwen hors de chez lui ?

S'approchant de la maison – sa maison –, il éprouve une sorte de joie inattendue. Celle du repenti désireux de s'amender.

Il sonne à l'interphone et attend... Il consulte sa montre et constate qu'il est près de minuit. Il presse le bouton une seconde fois, plus longuement. Un grésillement et la voix de Claudia que le haut-parleur déforme à peine :

– Oui ?

– C'est moi, Raphaël... Claudia, laisse-moi entrer, je t'en prie !

– Raphaël ?

L'homme, confiant jusqu'à cet instant, redoute alors que la grille reste close. Mais elle s'ouvre enfin.

Il s'engage dans l'allée. La lumière extérieure du perron s'allume, la grosse porte en chêne s'ouvre, la silhouette de Claudia en robe de chambre apparaît en ombre chinoise.

Il gravit les quelques marches... Elle demeure dans l'encadrement, tenant encore l'un des deux battants de la porte, prête à le refermer violemment et lui barrant manifestement le passage. Tout en elle n'est qu'hostilité.

– Qu'est-ce que tu viens faire ici ? lui jette-t-elle d'un ton glacial. À une heure pareille ? Ta traînée t'a fichu dehors ?

– Je voulais te voir... Je me suis dit que nous devions parler de ce qui nous arrive... Tu comprends, Claudia ? Il s'agit de notre fille...

– Tu as mis tout ce temps-là à le comprendre ?

Il danse d'un pied sur l'autre, indécis, gauche, embarrassé comme il l'a si souvent été face à elle. Tellement intimidé.

Finalement, elle s'efface et le laisse entrer. Raphaël sent son cœur exploser dans sa poitrine. Il est chez lui ! Il titube, se ressaisit, s'assied sur le canapé. Claudia reste debout, lui faisant face, le dominant, les mains dans les poches de sa robe de chambre. Il regarde ses fines chevilles et se retient de pleurer.

– Tu as pu la voir ?

– Oui, dit-il simplement, taisant le cercle de pierres blanches et de bougies, ainsi que le motif rouge tracé dans le dos d'Estelle.

« Elle connaît évidemment tous les détails. »

Claudia étouffe le petit cri qui sort de sa gorge à son insu et murmure :

– Tu as eu cette chance ; tu l'as vue, toi !

Il se laisse aller contre le dossier du canapé. Il se détend malgré lui.

– À quoi rimait le cérémonial qui l'entourait ? demande-t-elle.

– Nous l'ignorons. La police enquête.