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Alexandra s'approche de l'un des patients, assis seul à une table devant un jeu d'échecs. Il a le regard rivé sur les pièces. Il ne joue pas. Il étudie, concentré comme un enfant devant une opération de calcul trop compliquée. Alexandra s'arrête devant la table. Le patient ne bronche pas. Ne bouge pas. Il continue de fixer le plateau de jeu sous la potence qui soutient le poste de télévision.

– Échec et mat ! dit Alexandra d'un air amusé, en regardant les pièces.

L'homme, d'une quarantaine d'années, au visage émacié, au regard flou, semble sortir de sa torpeur et se tourne vers cette intruse qui vient de s'immiscer dans son minuscule univers.

– Vous êtes dans quel secteur ? demand'Alexandra.

– J'ai passé une mauvaise nuit, répond l'autre.

– Pourquoi cela ?

L'homme plaque ses mains sur ses oreilles, baisse le nez, fronce les sourcils et geint :

– Ça criait, à côté de ma chambre ! Tous les soirs ça crie.

– Qui est-ce qui crie ?

L'homme hausse les épaules, retire les mains de ses oreilles et revient à son jeu.

– Je suis toujours échec et mat, dit-il, fataliste. Je place le roi noir ainsi, le fou et le cheval blancs sur ces cases... Et moi, le roi noir, je suis mort ! Au fait, t'aurais pas une cigarette ?

– Non ! répond Alexandra, je ne fume pas. De plus, vous savez bien que c'est interdit.

Les mains de l'homme tremblent légèrement. Alexandra s'essaie à formuler un diagnostic quand, soudain, son attention est accrochée par la voix du commentateur de TV. Un flash de la chaîne Info : « Estelle Maincourt-Sormand... Morte... La jeune fille, âgée de vingt ans, a été retrouvée nue et sans vie dans une grotte du massif du Loubier... »

Alexandra est prise brutalement d'une panique qui lui glace les sangs. Elle s'efforce d'inspirer par à-coups, pour expirer plus longuement, très longuement, selon sa méthode de relaxation. Mais rien n'y fait : elle grelotte de froid... Comme si elle était étendue nue dans une grotte !

Elle doit fuir... Ne rien laisser paraître de son trouble. Non, pas le premier jour de son service. Pas elle !

Elle appelle un aide-soignant en train de faire dessiner deux patients.

– Monsieur !

L'infirmier se retourne.

– Oui, docteur ?

Alexandra désigne le joueur d'échecs.

– Je crois qu'il est au bord d'une crise.

– Merci ! dit-il en se levant. Je m'en occupe.

Alexandra peut sortir. Ne plus entendre la voix du journaliste dans le poste de télévision ! Se rendre jusqu'à son bureau et prendre le temps de se relaxer... Cependant, le martèlement des sabots du cerf ne cesse de retentir dans son esprit, faisant saillir à chaque foulée les éclats tranchants d'un effroyable souvenir.

« Et le loup à la fourrure noire gagne du terrain... »

Gwen

Martin peste : aucune place sur le parking de l'université Paul Sabatier ! Au volant, Seignolles sourit, placide, patient.

– On passe plus de temps à chercher des places qu'à rouler, fulmine Martin en allumant une cigarette.

Seignolles lui jette un regard en biais, presque surpris.

– Mince, je ne vous imaginais pas si râleur ! Il me semblait plutôt que vous aviez le profil du gars stoïque.

– Ne vous fiez pas aux apparences en ce qui me concerne, Luc. Il vous faudrait une imagination débordante pour faire le tour de mon caractère ! Je m'y perds moi-même.

Comment lui dire qu'il est nerveux à l'idée d'interroger Raphaël Sormand ? Rien qu'à la pensée de se retrouver face à lui... De devoir supporter son regard de chien battu qui ne dissimulera pourtant pas complètement le fauve sommeillant toujours en lui. Car Raphaël est un prédateur. Certes, il vient d'être touché violemment par la mort d'Estelle ; il n'empêche qu'il sortira griffes et crocs, connaissant la haine que lui voue Martin.

Et si Sormand était en partie responsable du décès de sa fille ? Il est évident qu'il ne l'a pas tuée. Pas directement. Mais n'a-t-il pas agencé les circonstances, l'environnement susceptibles d'avoir favorisé le drame ?

Au quatrième tour de parking, Seignolles, à l'étonnement Martin, perd son sourire et sa placidité pour prendre la décision de garer sa voiture de guingois dans un emplacement improbable. Il baisse le pare-soleil afin qu'on puisse voir distinctement sa carte de police qu'il pose en évidence sur le plateau du tableau de bord.

Il fait de plus en plus chaud. Mais le soleil ne parvient pas à s'imposer dans un ciel délavé qui menace de craquer d'un instant à l'autre pour déverser sur la ville un torrent de pluie.

Martin n'attend que cela. Il adore les orages de Toulouse. Emboîtant le pas à Seignolles, il se retrouve dans un flot d'étudiants qui vont et viennent de salle en salle, de labo en labo...

Encore une fois, Martin traverse le temps et replonge en arrière, alors qu'il poursuivait ses études dans ce même établissement. L'évocation le met mal à l'aise. Il ne se reconnaît plus dans cet univers. L'adolescent qu'il est redevenu un instant, par le seul pouvoir de sa mémoire, n'est qu'un intrus parmi ces jeunes en jeans, tennis et polos, dont certains arborent des tatouages aux avant-bras ou des piercings dans les narines.

Du coup, il accélère le pas, avançant tête baissée, plaquant sa marche sur celle de Seignolles qui, au contraire, déambule le menton haut, l'œil charmeur, conscient de l'intérêt qu'il suscite sur son passage.

« C'est vrai, admet Martin, c'est un beau mec ! Il n'est pas une seule fille qui ne se retourne sur lui. Pourtant... Un petit truc cloche, dans son attitude ! »

À la demande de Seignolles, une étudiante leur indique le labo de physique-chimie, peu après l'angle du couloir où, à cette heure-ci, ils trouveront nécessairement la chargée de cours Gwen Leroy, qui les renseignera à propos du professeur Sormand.

Martin a noté le petit sourire entendu de la jeune fille. Il reprend son chemin, escorté de Seignolles qui bombe toujours le torse de manière outrancière.

Débouchant à l'angle du couloir, ils tombent sur un petit groupe d'étudiants entourant une grande jeune femme brune qui paraît à peine plus âgée qu'eux. Des yeux d'un vert inhabituel, presque gris. Un nez fin, un peu long. Des pommettes hautes qui lui donnent un type asiatique. De jolies lèvres artificiellement rosies.

Les étudiants qui s'attardent à la fin de leur cours, principalement des garçons, forment un cénacle admiratif, buvant les paroles de la jeune femme, tels des disciples soumis.

Martin n'a pas l'intention d'attendre la fin de cette messe qui doit relever d'un rituel quotidien ; il fend le groupe et présente discrètement sa carte de police à Gwen. Mais un étudiant l'a vue et, d'un geste, fait signe à ses amis de se retirer.

– Vous êtes Gwen Leroy ? demande Martin.

– Oui, c'est moi. Vous auriez pu être plus délicat ! lui reproche la femme.

– Nous cherchons le professeur Sormand, réplique Martin avec rudesse. On nous a dit que vous pourriez nous renseigner.

Sans répondre, Gwen les invite d'un mouvement du menton à entrer dans la salle de TD où flotte une forte odeur de composants chimiques. Elle referme vivement la porte derrière eux.

– J'imagine aisément pourquoi vous cherchez Raph... le professeur Sormand... Venant de perdre sa fille, je crains qu'il ne se rende à l'université ni aujourd'hui, ni les jours prochains. À moins qu'il ne vienne ce soir à son bureau...

– Vous savez où nous pouvons le trouver actuellement ? demande Seignolles.

– Je n'en ai aucune idée..., répond-elle. Mais si je peux vous être utile...

Martin se sent désarçonné par cette femme qui affiche sa beauté avec une sorte de provocation dans la moindre de ses attitudes. Dans son regard, aussi, qu'elle tente néanmoins de maîtriser. Cependant, on y lit de temps à autre de la froideur, de la distance... de la cruauté ! se surprend à penser Martin. Voire du fanatisme...