– C'est là-haut, commandant ! À peine à deux cents mètres, mais ça monte raide !
Indifférent aux deux gendarmes, il commence de grimper d'un bon pas. Aussitôt, des sensations de plaisir, anciennes, refoulées, rejaillissent. C'est comme si ses mollets disposaient d'une mémoire et se réveillaient d'un coup. C'était cela, grimper ! On a beau ne plus avoir pratiqué durant des années, il suffit de s'y remettre pour retrouver les bons vieux réflexes. Et cette étrange ivresse née de l'effort. Cet acharnement à vouloir à tout prix allonger la foulée. Toujours plus précise. Toujours plus efficace.
« Curieux, se dit-il, comme tout ce qu'on fait laisse une empreinte sur le corps... »
– Hé ! entend-il derrière lui. Vous faites l'Everest tous les matins au petit-déjeuner, ou quoi ?
Il se retourne à regret sur Souad, déjà distancée, qui transpire et ahane comme une mule trop chargée, quelques mètres plus bas.
– Non ! répond-il en profitant de cette halte forcée pour admirer le paysage montagneux ; j'aime marcher, c'est tout.
Tandis que la jeune femme le rejoint, des souvenirs lui reviennent par vagues. Bons et mauvais. Une brassée d'images liées à cette montagne, ces rochers gris avec leurs arêtes tranchantes, ces épicéas et ces sapins exhalant des senteurs sucrées de sève et d'écorce mêlées. Il n'a pas vraiment oublié...
Arrivant à sa hauteur, essoufflée, Souad marque un temps pour contempler à son tour le panorama.
– Vous aimez ? demande Martin.
– Pas mal... En tout cas, c'est mieux que les tours de ma cité.
Martin se doute qu'elle attend un commentaire. Il reprend néanmoins son chemin sans un mot. On ne lui fera pas le coup de la petite beurette qui s'en est sortie ! Qu'elle s'appelle Souad, Chloé ou Rachel, et qu'elle soit une fille ne fait pas partie de ses critères de jugement. Qu'elle soit jolie, non plus !
Bientôt, alors que le sentier raviné débouche sur un terre-plein, il découvre l'entrée d'une grotte. Une large gueule sombre devant laquelle discutent plusieurs gendarmes et des civils. Le ruban de plastique jaune s'agite en cadence sous la poussée du vent. « Étrange endroit pour mourir, se dit-il. Surtout pour une môme de vingt ans... »
Il s'arrête à nouveau, conscient qu'il doit imprimer cette image dans sa mémoire, car, vraisemblablement, le ou les assassins ont marché dans cette direction avec la victime. Peut-être même ont-ils emprunté le chemin qu'il vient de parcourir.
– Que faites-vous ? s'inquiète Souad en le rejoignant.
– Je m'imprègne, répond-il en souriant. Ce que l'on voit, les acteurs du drame l'ont vu aussi. Ce fut court, sans doute, mais ils ont vécu ici ensemble. L'une pour mourir, le ou les autres pour tuer...
– Qu'est-ce que cela change, que vous regardiez ce... ?
– Rien ! Fondamentalement, rien !
Elle le dévisage, interloquée. Décidément, elle ne comprend pas ce type. Pourtant, elle doit s'avouer qu'il l'attire. Son physique, peut-être, qu'elle trouve peu commun, original même, en est l'une des causes. C'est un grand gars un peu sec, tout en muscles longs, le visage perpétuellement soucieux, avec de brefs éclairs de malice dans un regard habituellement las, les lèvres entre moue et sourire. Un corps souple, sportif, nerveux. La quarantaine, certainement. Un vieil adolescent qui s'habille avec soin, mais paraît cependant négligé. Il y a en lui quelque chose d'insaisissable qui aiguise sa curiosité. Qui l'intimide, surtout. Il lui fait penser à ces voyageurs qui ont parcouru le monde, ont connu gloire et misère, ont vu des merveilles et des horreurs, et qui, revenus, s'assoient et demeurent immobiles. Silencieux. Car ils ne possèdent pas les mots nécessaires pour décrire l'indicible.
Ils reprennent leur marche, côté à côte cette fois-ci, grimpant d'un pas égal et régulier. Certains des hommes se trouvant devant l'entrée de la grotte se tournent vers eux, mettant leur main en visière à cause du soleil qui est apparu au-dessus des cimes. Parmi eux, le juge d'instruction Barrot qui semble manifestement s'impatienter.
« Encore quelques pas, songe Martin, et commencera alors l'enquête. » Une vague angoisse lui serre la gorge. C'est toujours ainsi quand il entreprend ses premières investigations. Pour lui, rechercher les auteurs et les causes d'un crime s'apparente à un combat de boxe. Tout compte : la technique, l'endurance, la stratégie, la patience... La persévérance, plutôt. Celle du véritable sportif qui, le malaise du trac passé, se lance corps et âme dans son propre défi. Vaincre !
C'est d'autant plus évident quand il s'agit d'actes rituels comme celui qui l'oblige à revenir aujourd'hui dans ce décor qu'il pensait avoir chassé de sa mémoire.
– Ah, bonjour, commandant ! s'exclame le juge, un petit homme rondouillard au regard vif et mobile.
Martin lui serre la main, réalisant d'un coup d'œil qu'il détonne dans le paysage ! Trop bien habillé, les cheveux lissés en arrière, de fines et coûteuses chaussures italiennes... Un intrus parmi gendarmes et policiers. Sans doute ne s'attardera-t-il pas, préférant son douillet bureau de Toulouse aux escarpements montagneux et à la boue qui crotte ses semelles.
– Bonjour, monsieur le juge ! répond Martin tout en se tournant vers un gendarme qui se tient sur sa gauche.
Le juge reprend :
– Je vous présente le lieutenant de gendarmerie Seignolles, qui a conduit les premières investigations.
Martin et Seignolles se donnent une solide poignée de main.
– Bonjour, commandant ! Je n'ai fait que protéger les lieux... je ne suis pas spécialiste de ce genre d'homicide... À condition que cela en soit vraiment un. Mais vous, par contre... Votre réputation vous précède !
– Elle le fait toute seule ; je vous assure que je ne l'aide pas ! ironise Martin en regardant vers l'entrée de la grotte, impatient de monter sur le ring.
Le juge n'attendait que ce moment pour se retirer. Sautillant d'un pied sur l'autre, il lance :
– Bien, messieurs ! Les choses sont claires ? Le commandant Servaz est le patron de l'enquête ; il a carte blanche ! Il constituera l'équipe qui lui conviendra et me reportera directement et quotidiennement. Rengaine habituelle : mes supérieurs veulent des résultats rapides, et tatatata... Tenez-moi au courant !
Soudain, Martin se rend compte qu'il a totalement ignoré Souad, et la cherche des yeux. Elle se tient à une dizaine de mètres en contrebas, visiblement hésitante sur la conduite à adopter. Il lui fait signe d'approcher.
– Vous comptez prendre racine ici ?
– Je suis désolée, répond-elle avec ironie. J'attendais que mon supérieur m'autorise à le rejoindre. Je n'avais pas l'intention de m'imposer !
Martin hausse les épaules et la présente à Seignolles.
– Mon bras droit ! dit-il, ravi de l'air surpris qu'affiche la jeune femme. Nous serons les trois enquêteurs sur cette affaire...
– Mais, objecte Seignolles, mon chef...
– ... fera ce qu'on lui demandera, enchaîne Martin en se dirigeant vers la grotte.
Derrière lui, Seignolles et Souad, aussi décontenancés l'un que l'autre, échangent un regard de connivence. Travailler avec ce Parisien ne risque certainement pas d'être une partie de plaisir !
Alors que le groupe arrive devant l'entrée de la caverne, un homme aux cheveux grisonnants, vêtu d'une combinaison blanche, s'interpose. Bâti comme un rugbyman, il domine Martin d'une demi-tête.
– On n'entre pas ! aboie-t-il. On n'a pas fini nos observations...
– Moi, je commence les miennes ! réplique sèchement Martin en contournant l'imposante stature du géant.