Voyant que Martin reste muet, Seignolles prend aussitôt la relève :
– Nous sommes ici pour enquêter sur le décès de sa fille. Pouvons-nous vous poser quelques questions ?
– Bien sûr ! Estelle faisait partie de mes étudiants, et sa disparition m'attriste énormément, comme tous ses camarades, d'ailleurs. Quand vous êtes arrivés, nous parlions justement d'elle. Sans doute allons-nous manifester notre deuil par quelque initiative... Nous ignorons encore ce qu'il convient de faire.
Martin s'adosse à une paillasse carrelée et demeure silencieux, laissant son collègue poursuivre avec Gwen ; cependant, il ne cesse d'étudier cette dernière avec attention.
Seignolles sort son fameux calepin et le feuillette avec une application de collégien.
– Nous avons trouvé dans l'ordinateur d'Estelle un mail signé « C » qui disait : « J'ai les couvertures de survie. À tout à l'heure... » Auriez-vous une idée sur l'identité de ce « C » ?
Gwen grimace un sourire. Martin, qui ne la quitte pas des yeux, a compris qu'elle sait...
– Je pense à Cédric Tissier, lâche Gwen à contrecœur. Il faisait souvent équipe avec Estelle... Il est évident qu'ils étaient très liés.
– Amants ? intervient Martin.
– Je ne tenais pas la chandelle ! réplique la jeune femme avec agressivité.
Seignolles prend conscience de la tension qui s'est installée entre son collègue et la chargée de TD, sans vraiment en deviner la raison. Il toussote et reprend la parole :
– Quel genre de garçon est-ce ?
Gwen croise les bras sur sa poitrine et semble réfléchir. Elle lance un regard mauvais en direction Martin avant de répondre :
– Très intelligent... Mais terriblement introverti.
– C'est tout ? demande Martin. Permettez-moi de trouver le portrait un peu succinct !
– C'est tout !
– Avait-il cours avec vous aujourd'hui ? ajoute Seignolles.
– Oui ! Mais il n'était pas là, c'est vrai. Pensez-vous qu'il lui soit arrivé quelque chose ?
Martin se rapproche. Il perçoit physiquement l'hostilité de la jeune femme à son endroit. Une antipathie palpable, tranchante comme du silex.
– Nous aimerions le contacter. Savez-vous où il habite ?
– Oui ! Il a une chambre sur le campus. Bâtiment C, 3e étage. Porte 347, si je me souviens bien.
– Merci ! jette Martin en sortant de la classe.
Seignolles va pour le suivre, mais se ravise.
– Auriez-vous l'amabilité de me donner votre numéro de portable, au cas où nous aurions à vous joindre ?
Gwen le lui dicte ; il l'inscrit consciencieusement sur son calepin et la salue, puis sort à son tour pour rejoindre Martin qui fait les cent pas dans le couloir, tête rentrée dans les épaules, mains dans les poches.
Les cours ont repris ; les étudiants sont moins nombreux à déambuler. Une jeune fille, sans doute en retard, manque de renverser Seignolles dans sa course. Celui-ci s'en amuse en la suivant un instant des yeux.
– Vous venez, Luc ? s'impatiente Martin. Vous regarderez les jambes des filles une autre fois !
– Je vous étonnerais si je vous disais que je ne matais pas les mollets de cette gamine, chef ! Mais je n'ai pas l'impression que vous êtes dans la condition idéale pour discuter de mes goûts, n'est-ce pas ?
– En effet.
Puis Martin garde le silence jusqu'à ce qu'ils soient sortis du bâtiment, Seignolles sur ses talons respectant docilement sa mauvaise humeur. Enfin dehors, il peut allumer cette cigarette dont il avait tant envie dans la salle de classe.
L'orage qu'il espère est proche. Une imposante masse d'ombre s'étend déjà à l'ouest, progressant lentement, poisseuse et gluante, pareille à une nappe de pétrole sur la mer.
– Il faudra se méfier de cette Gwen, se décide à articuler Martin. Je ne sais pas ce qui me met mal à l'aise chez elle, ni même si elle joue le moindre rôle dans cette affaire, mais elle a trop bien pesé ses mots pour être « claire ».
– C'est votre truffe qui vous met en alerte, ou vous avez un sens de l'observation psychologique hyper développé ? Je l'ai trouvée plutôt sympa, sans être du genre à se laisser marcher sur les pieds, sans doute... Mais je n'ai rien remarqué d'anormal dans son attitude.
– Moi, si ! réplique Martin. C'est la maîtresse de Raphaël Sormand, la femme dont m'a parlé Claudia.
– Mme Maincourt vous a donné son nom ? Mince, si vous le saviez, vous auriez dû me prévenir !
– Je ne le savais pas avant qu'elle ne se coupe ; vous n'avez pas pu ne pas vous en rendre compte ! Elle a commencé par appeler Sormand par son prénom, mais s'est reprise aussitôt.
– Eh bien ! s'exclame Seignolles. Je ne vois pas où est le mal. Tous les profs et chargés de cours de ce bahut doivent se connaître suffisamment bien et sympathiser au point de s'appeler par leurs prénoms.
– Justement, précise Martin, si cela avait été si naturel, elle n'aurait pas dû se reprendre !
« Vraiment, pense Seignolles, ce type est un sacré tordu ! Et un malin... Je commence à m'expliquer pourquoi il trimballe une telle réputation. S'il applique en permanence cette mécanique de pensée, je vais devoir me mettre à son diapason. Et moi, la psychologie, ça n'est pas vraiment mon rayon ! »
Les deux hommes traversent le campus en direction du bâtiment C, suivant une signalisation efficace faite de grands marquages blancs au sol.
Après quelques minutes d'une marche silencieuse, ils pénètrent dans le bâtiment réservé aux internes de la faculté, s'engagent dans un petit hall très propre aux murs vierges de tags, et empruntent l'ascenseur qui les mène au troisième étage.
Là, ils ne croisent qu'un étudiant, l'air absorbé, qui les ignore.
Seignolles frappe à plusieurs reprises à la porte de la chambre 347. En vain.
– Et maintenant, on entre comment ? s'inquiète-t-il.
– Comme les malfrats, répond Martin en fouillant dans une poche de son blouson pour en sortir une étroite pochette en cuir dont il extrait une mince tige métallique crochetée à l'une de ses extrémités.
– C'est bien un rossignol, ce truc ? s'écrie le gendarme.
– Exactement, affirme Martin, penché sur la serrure. Je vois que vous connaissez les termes désuets utilisés dans les vieux romans policiers.
– Vous savez, ose Seignolles, si l'on trouve quelque chose, cela pourra être annulé par le juge... Vous avez déjà entendu parler des mandats de perquisition ?
– N'usez pas votre salive pour rien, Luc, je connais le droit au moins aussi bien que vous. Tout ce que vous allez me reprocher, je le sais. Une seule chose, cependant : qu'est-ce qui est mieux ? Respecter la loi, en ce cas précis, et passer à côté d'un indice qui nous permettra de serrer un salopard, ou bien l'inverse ?
– Oui, mais...
– Nous sommes pressés, Luc. Toute enquête qui se conclut positivement a été menée au pas de charge. N'oubliez jamais que le criminel se fiche de la loi et qu'il court toujours avec une sérieuse avance sur les flics.
– Mais là, objecte Seignolles, rien ne dit que Tissier soit coupable. Ni même qu'Estelle a été assassinée. Elle était peut-être consentante pour se livrer à une quelconque cérémonie, une espèce de jeu de rôles !
– Rien ne le dit, effectivement. Mais il vaut mieux s'en assurer... D'autre part, Estelle n'était pas seule dans la grotte. Quelqu'un l'y a laissée mourir ! Je veux découvrir ce quelqu'un !
Seignolles abandonne en émettant un long soupir et en s'avouant intérieurement que Martin a raison. D'ailleurs, la serrure lâche ; il n'est plus temps de se poser des questions d'éthique.