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Cette fois j'ai bien failli me faire surprendre !

À cause de l'orage, j'entendais difficilement la conversation entre maman et Marie. Je devais tendre l'oreille, me concentrer, la tempe plaquée contre la porte. Et je n'ai perçu le sifflement des pneus du fauteuil roulant qu'au tout dernier moment... J'ai juste eu le temps de déguerpir ; je pense néanmoins que maman a eu un petit doute !

Je m'en suis rendu compte quand elle est entrée dans la cuisine. Je m'étais plongé la tête dans le réfrigérateur pour faire croire que je cherchais le lait. Je déteste être pris en faute ; je perds rapidement mes moyens et suis persuadé qu'on doit découvrir mon trouble rien qu'à mon regard.

Maman ne m'a rien dit, mais elle m'épiait du coin de l'œil ; je sentais qu'elle réfléchissait à mon propos. J'ai mis le lait dans une casserole, allumé le gaz et commencé de me préparer des tartines.

Maman ne bougeait toujours pas. Le silence était pesant et me mettait mal à l'aise. Je devinais qu'une question lui brûlait les lèvres, du style : « Tu nous espionnes, maintenant, Marie et moi ? »

De mon côté, mille interrogations me tournaient dans la tête : « Qui est ce Raphaël Sormand que maman a accusé d'être la cause de sa paralysie ? Quel est cet “autre” que Marie déteste au point de changer de voix quand elle l'évoque ? De quel passé parlaient-elles ? »

La situation était étrange : moi, de mon côté, à m'affairer pour préparer mon quatre-heures ; maman du sien, sur le seuil de la cuisine, le visage contrarié et inquiet.

J'ai été le premier à rompre le silence, faisant comme si, justement, je n'avais rien appris.

– Alors, cette demi-journée aux Sorbiers ? ai-je demandé.

– J'essaie de prendre mes marques, a répondu maman en souriant. Je pense que je m'y plairai.

Elle mentait, naturellement.

– J'en suis certain, ai-je dit.

Je mentais aussi, persuadé qu'elle en avait conscience.

La confrontation

Il est vingt et une heures trente quand Martin quitte son hôtel, le Mercure Saint-Georges. Il est amer. Les résultats de la journée n'ont pas été assez féconds à son goût. Toujours cette fichue impatience qui supposerait de le voir résoudre les problèmes plus vite que la mesure imposée par n'importe quelle enquête !

Il est d'autant plus irrité qu'il n'a pas l'impression d'aborder cette affaire sous son meilleur angle. Trop d'éléments lui échappent. À moins que cela ne vienne que de lui... Il se pourrait qu'il calque trop la mort d'Estelle sur l'événement survenu dix-sept ans plus tôt... Il n'a qu'une certitude : son instinct lui dit que ce nouveau drame dissimule quelque chose d'autre, de plus vaste et de plus grave...

Il était tellement déçu de cette journée brouillonne qu'il avait refusé à Seignolles et Souad de faire le point, en fin d'après-midi, comme convenu. « Demain ! » leur avait-il dit en les plantant au QG. Un prétexte pour se retrouver seul et analyser le peu qu'il avait appris, mais surtout pour ordonner sa mémoire.

Arrivé à l'hôtel, il s'était aussitôt réfugié dans sa chambre, s'était servi une mignonnette de whisky et avait ouvert un paquet de cacahuètes. Il s'était assis sur le balcon, jambes allongées, les pieds reposant sur la rambarde. Un petit bonheur artificiel, mi-sucré mi-salé. Le whisky lui avait vite échauffé les joues. Un léger vent tiède et parfumé avait remplacé la pluie. Un vent chargé des odeurs de l'asphalte, des gaz d'échappement des voitures, du feuillage des arbres de la rue Saint-Jérôme sur laquelle donnait sa chambre.

Il était incapable de canaliser ses pensées. Celles-ci revenaient toujours à Raphaël Sormand. Évidemment, le présupposé selon lequel ce dernier était le responsable direct de la mort de sa fille était faux. Pourtant – et c'était là le principal intérêt de ses réflexions –, il croyait fermement que le père de la défunte n'était pas étranger au drame. Comment ? Pourquoi ? Il était bien incapable de répondre... Mais il était certain que le professeur était l'une des clés qui déverrouilleraient l'enquête. Il lui lancerait des hypothèses et attendrait de voir ses réactions.

Martin était décidé à le voir le soir même. Auparavant, il souhaitait réfléchir à la manière d'aborder l'entretien sans se laisser emporter par son ressentiment, et avec la ferme intention de ne pas tomber dans les pièges de ce manipulateur !

Il avait donc récapitulé consciencieusement tous les éléments qui reliaient l'affaire Estelle à Sormand. Tout d'abord, l'évidence : Estelle étant sa fille, et Claudia ayant dit que celle-ci se confiait aisément à son père, voilà qui permettait de supposer que ce dernier ne pouvait ignorer totalement l'évolution de son caractère, ses fréquentations, ses goûts... Deuxième point : Estelle étudiait à l'université Sabatier où Sormand était une sommité. Tous deux évoluaient donc dans la même bulle ! Troisième point : Cédric et Estelle étaient liés. Or, Cédric faisait partie des élèves de Sormand puisqu'il était l'un des étudiants de Gwen, sa chargée de cours. Enfin, quatrième point : le motif rouge peint sur le dos d'Estelle et gravé dans la roche de la grotte... Il était prêt à jurer que Sormand en connaissait la signification tout ou partie...

Martin n'y tenait plus, il devait aller trouver Raphaël pour exiger de lui des explications. Il ne pouvait repousser éternellement cette confrontation. À cet instant, il s'était demandé s'il devait prévenir Souad et Seignolles, ayant la désagréable sensation de les trahir en faisant cavalier seul. Il leur en parlerait peut-être plus tard. Plus tard...

Il a quitté le balcon, a enfilé son blouson et est sorti de sa chambre en regrettant de ne pas avoir avalé une seconde dose de whisky.

Parvenu dans le parking, il marque un temps d'hésitation, saisi d'une sorte d'appréhension. Raphaël l'a toujours intimidé, et il se lance tête baissée contre lui ! Il va charger l'ours... Affronter son « pire ami » !

Il se reprend, monte dans sa voiture et démarre, assuré de la direction à prendre : il trouvera Sormand à son bureau, le seul lieu où il s'est toujours senti bien. Sa tanière !

Malgré l'heure tardive, la circulation est dense autour du jardin Pierre-Goudouli. Martin fonce, se retenant d'utiliser le gyrophare et la sirène.

Il met très peu de temps pour parvenir à l'université et se gare devant le bâtiment de physique-chimie. Les souvenirs remontent aussitôt à sa mémoire comme autant d'images déchirées qui se reconstituent... Au deuxième étage, une double fenêtre éclairée : le bureau de Sormand. La grande ombre de celui-ci passe un instant sur l'écran des vitres.

Martin se rappelle les soirs où il venait partager d'intarissables conversations avec son maître. À l'aide d'équations folles, ils bâtissaient des rêves qu'ils imaginaient possibles.

Monter l'escalier quatre à quatre... Percevoir cette même odeur particulière, quintessence d'une multitude de composants... Appuyer sur le bouton de la minuterie pour faire la lumière dans le long couloir qui dessert des dizaines de salles... Et se retrouver là, devant le bureau de Sormand ! Pareil à un gamin effrayé de devoir frapper à la porte de l'ogre.

Avec cette terrible envie de se venger, cependant. D'achever la bête déjà blessée. De la voir s'affaler et geindre.

D'un coup sec, il ouvre la porte. Sormand, debout devant son tableau, sursaute sur place avant de se retourner, le visage contracté par la peur. Reconnaissant Martin, il se ressaisit aussitôt.

– Je t'attendais ! dit-il en posant sa craie.

Martin s'approche en sortant de la poche de son blouson une photo qu'il lui tend. Le cliché représente le motif rouge peint sur le dos d'Estelle.

– Peux-tu me parler de ce signe, Raphaël ?

Sormand examine longuement la photo. Trop longuement au gré Martin qui sait fort bien qu'il l'a vu sur le corps de sa fille, dans la grotte. Et qu'il s'est certainement empressé d'en chercher la signification.