– Je n'en sais rien... Je me suis évidemment posé la question, mais je ne vois pas ce que ça peut représenter.
– Tu ne vois pas ! s'exclame Martin, ne parvenant pas à contenir sa colère. Tu ne vois pas ! Ne serait-ce pas le symbole d'un groupe quelconque que tu aurais inspiré ? L'un de ces fameux phalanstères dont tu serais le gourou ? Ne me dis pas que tu as abandonné tes séances de décorporation !
Sormand hausse les épaules et va s'asseoir à son bureau. Il se laisse tomber lourdement sur sa chaise.
– Je n'inspire plus rien à personne ! dit-il en évitant le regard Martin qui s'est planté devant lui. Je suis rentré dans le rang. Je ne travaille plus sur...
– ... le deuxième monde, bien sûr ! Et tu voudrais me faire gober ça ? Mon cul ! Tu es dedans jusqu'au cou ! Sûr que tu as encore fondé je ne sais quelle secte, embobiné je ne sais quels étudiants en leur faisant miroiter la possibilité de passer au-delà du miroir !
Sormand secoue la tête, l'air anéanti.
– Tu es à côté de la plaque, mon pauvre Martin. Je me suis investi dans des recherches sur la physique quantique, sur rien d'autre !
Excédé, Martin abat son poing sur le bureau.
– Arrête de me prendre pour un con ! Je te connais trop ! Qu'as-tu fait avec nous, il y a dix-sept ans ? Tu veux que je te le rappelle ? Tu nous a menés dans une grotte, tu as disposé des bougies en cercle, tu nous as obligés à ingérer ta saloperie de peyotl... pour nous placer en Near Death Experience1, nous jurant que nous allions nous transcender et pénétrer dans le deuxième monde... celui qui jouxte le nôtre ! Que nous atteindrions ce que tu appelais l'Empyrée, là où réside la Connaissance ! Là où présent, passé et futur se confondent... Je me trompe en affirmant que cela ressemble furieusement à la mise en scène de la grotte où Estelle est morte ? Dis-moi ! Je me trompe ou non ? Jure-moi que tu n'as pas poursuivi tes expériences à partir des constatations du psychiatre Raymond Moody2, dont tu nous rebattais les oreilles !
Martin est penché au-dessus du bureau. Il est si proche de Sormand qu'il sent son souffle sur son visage. Courtes saccades haletantes chargées d'alcool. « Lui aussi a bu ! »
Sormand a reculé sa chaise.
– Je t'assure que je n'y suis pour rien !
– Comment se fait-il que Cédric Tessier, un étudiant en physique, lié à ta fille, collectionne tous tes livres comme on ferait de ceux d'un maître à penser ?
– Je l'admets, c'est l'un de mes étudiants. Qu'y a-t-il d'anormal à ce qu'il lise mes publications ? Tu t'imagines bien qu'il n'est pas le seul !
Martin se redresse, allume une cigarette et s'assied dans le fauteuil qui fait face au bureau.
– Cela devient anormal quand ce même élève écrit à ta fille, est visiblement amoureux d'elle, part en vadrouille en montagne avec elle, chausse du quarante-quatre et disparaît comme par enchantement le jour de la mort d'Estelle !
– Comment sais-tu qu'ils étaient liés ? s'inquiète Sormand.
Martin souffle un filet de fumée, puis poursuit :
– Peu importe... Tu me prends pour un naïf, Raphaël ? Je ne suis plus le gamin que tu pouvais manipuler à ta guise autrefois... Ne t'en déplaise, dans ce monde – la vraie vie –, le temps passe ! Et je suis devenu un adulte que tu ne peux plus duper ! Je n'ai aucune intention de te communiquer des informations relatives à mon enquête !
Un silence. La pause avant la reprise des hostilités. Les deux hommes se connaissent suffisamment pour savoir que ce n'est là qu'un bref répit. L'un et l'autre reprennent leur souffle.
Soudain, Martin se redresse et pointe un doigt accusateur sur Sormand.
– Je vais te dire comment tout cela s'est passé ! Tissier est l'un de tes étudiants les plus assidus, il est fasciné par ton travail... Il suit tous tes cours, dévore tes publications, ne cesse de vouloir échanger avec toi. En un mot, tu l'envoûtes en exerçant volontairement une mainmise sur lui, comme tu le fais si bien. Tu finis même par l'influencer pour le conduire à accepter certaines expériences... Bien sûr, tu sais qu'il est fou de ta fille, ce qui t'offre une occasion toute rêvée. Ta fille, ta fille chérie ne refusera pas d'obéir à son illustre père !
Sormand secoue son épaisse carcasse, un triste sourire aux lèvres. Il baisse un temps les yeux puis, relevant le visage :
– Tu délires, mon pauvre Martin.
– Peut-être, mais permets-moi tout de même de finir mon histoire... Tu demandes à Cédric d'emmener ta fille dans la grotte... De tenter avec elle une Near Death Experience en lui expliquant que cela pourrait valider ta théorie foireuse sur l'existence de ton foutu monde parallèle... L'affaire tourne mal... Et Estelle meurt au milieu de ce cirque délirant digne d'une pitrerie ! Un cercle de pierres blanches, des bougies... Quelle mise en scène de charlatan !
Soudain, Sormand se lève avec une agilité imprévisible, contourne son bureau et se plante devant Martin qu'il empoigne par le col de sa chemise.
– Cesse de revenir sur ce qui s'est passé il y a dix-sept ans ! Ce qui est arrivé aujourd'hui n'a rien à voir avec ce que nous avons tenté ensemble ! Tu m'entends ? Tu n'es venu me trouver que pour exprimer la rage qui est en toi, la haine qui te ronge comme une gangrène ! Lorsque tu parles d'Estelle, c'est à Alexandra que tu penses ! À son accident ! À votre histoire d'amour avortée ! C'est cela qui te dévore ! C'est ton passé que tu tentes d'exorciser en me rendant responsable du décès de ma fille !
Martin n'a pas bronché, même s'il eût été aisé pour lui de se débarrasser de Raphaël d'un simple geste. Il a attendu que ce dernier relâche de lui-même sa prise pour se diriger vers la porte.
– Tu ne quittes Toulouse sous aucun prétexte, dit-il d'un ton menaçant. Tu restes à la disposition de la police. Il est probable que tu seras convoqué pour un interrogatoire en règle...
Puis il sort du bureau sans refermer la porte derrière lui. Il reprend le couloir qu'éclairent de rares veilleuses, sinistres lucioles vertes. Dans son dos, il entend Sormand claquer la porte de son bureau.
Ne plus penser... Ne plus revenir en arrière, en ce douloureux pèlerinage que le chagrin a immobilisé pour toujours. Forcer sa mémoire à en rejeter le souvenir ? Impossible. Martin avait cru pouvoir le faire, mais il s'était dupé.
Comment oublier la grotte si sombre, si froide ? Lui et Alexandra sous l'emprise de Raphaël Sormand qui leur parlait, parlait... Et la drogue dans leurs veines ! Et les bougies, hypnotiques petites taches d'une lumière déjà issue du deuxième monde... Puis le grondement qui a ébranlé le plafond de la grotte. Et le fracas... La panique...
Parvenu au parking, il monte dans sa voiture et démarre en trombe, dans un crissement de pneus, ignorant que plus haut, de la fenêtre de son bureau, Sormand n'a pas cessé de le suivre des yeux.
Le professeur attend que les feux arrière du véhicule Martin soient totalement effacés par la nuit pour retourner à son tableau noir et y aligner une série d'équations, persuadé que celles-ci lui accapareront l'esprit.
Sans même s'en rendre compte, Raphaël Sormand dessine le motif qu'il a vu peint en rouge sur le dos de sa fille... S'apercevant de ce qu'il vient inconsciemment de faire, il essuie rageusement le symbole d'un revers de manche.
1 Expérience de mort imminente. EMI en français.
2 Docteur en philosophie et médecin américain, né en 1944.
Le cerf
Martin consulte sa montre. Huit heures ! Déjà une heure qu'il marche dans la montagne en compagnie de Seignolles et de vingt gendarmes, dont cinq maîtres-chiens, ratissant les alentours de la grotte. Il ne peut s'empêcher de bâiller à s'en décrocher la mâchoire. Lui, pour qui la randonnée a toujours été un plaisir, souffre ce matin de ce calvaire imposé. La nuit a été horrible. Il n'a trouvé le sommeil que vers quatre heures, après avoir déambulé en une longue errance dans Toulouse.