Lui, monte dans son véhicule. De l'eau lui ruisselle dans la nuque. Il ne s'en soucie pas. Ses pensées l'entraînent bien au-delà de ce genre d'infime tracas ; elles atteignent un espace immaculé où la Vérité et la Connaissance régissent les lois de la Perfection.
1 Véridique.
Les retrouvailles
Ce vendredi à dix heures, le convoi funèbre conduisant Estelle Sormand à sa dernière demeure pénètre dans le cimetière de Terre-Cabade. Un vent frais dévalant les pentes pyrénéennes charrie de lourds nuages ocre qui convergent tous vers la ville.
Une foule compacte de personnalités, d'amis, d'étudiants attend déjà, assemblée autour de la fosse fraîchement creusée ; les plus proches peuvent en respirer l'âcre odeur de glaise. À côté de la stèle dressée le matin se recueille le prêtre, immobile, les yeux clos, sa bible retenue par ses mains croisées sur sa poitrine.
Nul ne parle. C'est une douloureuse et silencieuse attente que quelques sanglots vainement étouffés ponctuent parfois.
Puis, comme un soulagement, le ronronnement des moteurs de trois voitures se fait entendre, suscitant un mouvement de houle dans la foule. Toutes les têtes se tournent...
Claudia, vêtue d'un tailleur noir très strict, sort du premier véhicule en compagnie de ses deux sœurs qui la soutiennent, tandis que Raphaël, seul, s'extirpe gauchement du deuxième. Il marque un temps, n'osant regarder sa femme, cherche des yeux un visage ami auquel se raccrocher, mais ne voit rien. Rien d'autre qu'une foule indistincte, brouillée par ses larmes.
Claudia et ses deux sœurs se dirigent droit vers la tombe béante tandis que quatre employés des pompes funèbres extraient le cercueil du fourgon pour le porter sur leurs épaules.
Raphaël Sormand se décide à avancer. Il titube un peu ; sans doute a-t-il bu pour se donner le courage qui lui fait défaut depuis la mort de sa fille. Puis il s'élance enfin, de sa démarche si particulière, asymétrique. Le gros ours blessé rejoint le groupe, choisissant de se tenir à l'écart de Claudia et des membres de la famille...
Une jeune musicienne, camarade de fac d'Estelle, entame sur sa clarinette le Concerto en la majeur de Mozart. L'émotion lui noue les doigts et le souffle ; ses quelques fausses notes sont autant d'hommages d'amitié offerts à la défunte.
Quand elle a lancé sa dernière note, un long silence engourdit de nouveau l'assistance. Le prêtre, enfin, se rapproche de quelques pas pour se placer à la tête du cercueil déposé sur deux tréteaux. Il parcourt un instant des yeux l'assemblée et s'arrête sur Claudia pour livrer son homélie, s'adressant tout particulièrement à elle.
– Comment exprimer le chagrin, le sentiment de vide et d'injustice laissés par la perte d'une personne aussi jeune ? Comment admettre, pour ceux qui croient en un Dieu de bonté, que Celui-ci ait pu rappeler Estelle à Lui, brisant d'un coup son élan de vie ? Rompant ses rêves et abandonnant à la peine ceux qui l'aimaient avec cette douloureuse question : pourquoi ? Oui, pourquoi Estelle s'en est-elle allée ainsi ? Le mystère de la mort nous effraie et nous renvoie à notre propre solitude, même nous que le baptême a marqués de l'empreinte du Créateur, nous unissant à Lui et à nos semblables dans la grande communauté des enfants de Dieu. Même nous, aujourd'hui, nous pleurons alors que nous devrions nous réconforter en affirmant avec une certitude absolue qu'Estelle, qui a quitté son enveloppe charnelle, a gagné le Royaume de l'Amour éternel. Si nous ne croyons pas en Jésus-Christ, l'affection, la tendresse et le souvenir nous permettront de conserver Estelle en nous. Si nous admettons la Parole du Saint-Esprit, nous puiserons en Lui la force nécessaire qui nous aidera à surmonter notre souffrance. Celui qui habite dans l'asile du Très-Haut demeurera sous la protection du Dieu du ciel. Il dira au Seigneur : Vous êtes mon refuge et mon défenseur : mon Dieu, j'espérerai en vous.
Le prêtre trace dans l'espace un signe de croix au-dessus du cercueil et conclut :
– Nous tous ici présents, venus pour accompagner Estelle, pensons aussi à ses parents et recueillons-nous un instant en silence en nous souvenant des moments que chacun a pu partager avec la défunte.
Martin n'a pas souhaité se placer dans les premiers rangs. Il ne s'en est pas senti le droit, n'ayant jamais plus donné aucun signe de vie à la famille Sormand depuis dix-sept ans. Il a préféré venir en avance et se camper à côté d'un arbre légèrement de côté, d'où il peut observer à loisir l'assistance. Ceux qu'il connaît, ou reconnaît, mais aussi les autres, les anonymes parmi lesquels se cachent peut-être le ou les coupables de la mascarade ésotérique qui a coûté la vie à Estelle.
Il est accompagné de Souad qui, pour une fois, s'est vêtue de manière plus conventionnelle, et de Seignolles qui a enfilé un costume noir de clubber, un peu trop moulant à son goût.
Une chorale composée d'une demi-douzaine de chanteurs entame un psaume ; Martin ne peut s'empêcher d'en trouver les paroles ridicules, aussi déplacées qu'infantiles. « Que Dieu s'exprime sottement par la voix des hommes ! » pense-t-il avec colère.
Le Seigneur est mon berger
Je ne manque de rien
Sur des prés d'herbe fraîche,
Il me fait me reposer.
Il me mène vers les eaux tranquilles
Et me fait revivre ;
Il me conduit par le juste chemin
Pour l'honneur de son Nom...
Et, tandis que le chœur déroule ses couplets en parant chaque dernière syllabe des strophes d'une note acide, trop haut perchée, Martin passe en revue les acteurs de cette scène à laquelle il ne peut s'empêcher de se sentir étranger. Il reconnaît le préfet, le sous-préfet, deux députés, le maire, le commissaire divisionnaire Bornand... Tous entourent Claudia avec une sollicitude si affectée qu'elle en paraît artificielle. Témoignage de leur solidarité de classe à une famille de notables !
Il repère ensuite quelques visages d'étudiants qu'il a croisés à la fac, puis celui de Gwen qui regarde davantage vers Sormand qu'en direction du cercueil. « Un regard sombre, empli de haine », pense Martin.
Un préposé des pompes funèbres s'est mis à distribuer des roses à chacun des participants, suscitant ainsi un nouveau mouvement parmi la foule. Quelques personnes s'écartent... Et Martin la voit ! « Alexandra ! »
Elle est là, assise dans un fauteuil d'infirme, la tête légèrement baissée, toute menue dans un imperméable gris, cassée, immobile. Une femme plus âgée, un peu épaisse, le visage fermé, se tient derrière elle, les mains posées sur les poignées du fauteuil, dans une attitude de propriétaire.
Sous le choc, Martin a reculé d'un pas, s'est adossé à l'arbre.
« Alexandra est venue... »
– Ça va ? s'inquiète Souad. Vous êtes blanc comme un linge, tout à coup !
– Ce n'est pas grave ! répond précipitamment Martin. Juste un petit malaise ; je n'ai rien avalé depuis ce matin, et avec ce froid...
Seignolles lui tend une pastille de menthe qu'il vient de sortir d'une de ses poches.
– Prenez ! C'est du sucre ! Ça devrait vous requinquer !
Martin, tentant de masquer son embarras, remercie d'un semblant de sourire et se tourne à nouveau vers la foule. « Alexandra est venue... »
La cérémonie s'étire. Trop lentement à son goût. Pourquoi ne pas expédier l'inhumation afin de quitter le cadavre de la défunte d'un coup sec ? Pourquoi obéir à ces rituels apprêtés et compassés ?
Martin voudrait que ce soit fini pour fuir enfin. Ne plus la voir. Ne plus avoir à regarder Alexandra... Ne plus songer à ce qui les a unis, puis séparés.