L'homme le suit du regard et l'interpelle dès qu'il s'apprête à pénétrer dans la grotte.
– Toujours aussi arrogant, Servaz ! lance-t-il en partant d'un tonitruant éclat de rire qui se répercute en écho entre les parois rocheuses.
Martin, surpris par la familiarité du colosse, se retourne, poings serrés, mâchoires crispées. Rien à faire... Il ne reconnaît pas ce bœuf emmailloté de plastique blanc qui s'est permis de l'injurier.
– N'essaie pas de te souvenir ! hurle l'inconnu. Ça m'étonnerait que tu me remettes ! Baziret ! Au collège Sainte-Marie de Toulouse... Ça ne ferait pas quelque chose comme trente ans que nous ne nous sommes vus ?
– Bon Dieu ! s'exclame Martin en s'approchant. Baziret, le mangeur de saucisses ! Le Roi de l'Andouille !
Ils tombent dans les bras l'un de l'autre et s'étreignent sous l'œil ahuri de Souad et de Seignolles.
– Te voilà TIC ?
– Flic, comme toi ! Et chef, en plus !
– Nom d'un chien ! Je ne t'aurais jamais reconnu ! Tu es devenu une montagne de graisse ! Avec les copains, on pensait tous que tu serais charcutier ! Ton destin semblait tout tracé.
Ils éclatent à nouveau de rire, puis pénètrent de quelques pas dans la grotte, tels de vieux amis qui ne se sont jamais quittés. Derrière, Seignolles et Souad suivent, stupéfaits.
– Bon, dit Baziret, que je te cause du décor ! Une gamine de vingt ans, à poil, recroquevillée sur le sol comme si elle était dans le ventre de sa mère, tout cela au milieu d'un cercle de bougies fondues et de pierres blanches... Y a du rituel là-dessous, ou je me les bouffe ! En tout cas, rien de bien significatif, sinon un signe cabalistique sur le dos – probablement peint avec du sang – et la marque d'une semelle de godasse dont on a pris une empreinte... Ah oui, j'allais oublier un petit bouquet de marguerites et d'edelweiss serré dans sa main droite. Bref, pas de quoi tartiner trois pages de rapport. Un trip satanique qui a dégénéré !
– Les causes de la mort ? demanda Martin.
– Ça, mon vieux, ce n'est pas marqué sur sa figure ! Il faudra que tu attendes les résultats du labo ! En tout cas, pas de blessure apparente.
Ils croisent un autre technicien portant une mallette.
– Ça y est, chef ! dit celui-ci à l'intention de Baziret. J'ai terminé !
Baziret se tourne alors vers Martin.
– Vous pouvez y aller ! dit-il. Et bonne chance ! Quand tu as un moment de libre, appelle-moi ! On se fera une paire de francforts-purée ensemble, en souvenir du bon vieux temps de la cantine !
– Juré ! répond Martin qui sait déjà qu'il ne respectera pas sa promesse.
Puis il entraîne Souad et Seignolles dans un étroit goulet qui débouche, après un coude, sur un passage plus large au fond duquel on distingue une faible lumière. Seignolles allume sa lampe-torche pour en projeter le faisceau sur les parois, comme s'il recherchait quelque chose de particulier. Mais il n'accroche que de minces filets d'eau qui ruissellent sur la roche noire.
Souad, qui ferme la marche, ne peut s'empêcher de frissonner, brutalement happée par l'angoisse que provoque en elle tout lieu clos et sombre. Une phobie dont elle souffre depuis l'enfance et qu'aucun psychiatre n'est jamais parvenu à chasser. Pour masquer la peur qui lui déchire le ventre à lui donner des nausées, elle interroge Martin :
– Commandant, on dit que vous êtes le spécialiste des crimes rituels en France... Vous avez bossé sur la fameuse affaire de l'ordre du Temple stellaire, non ?
– On aime surtout coller des étiquettes, réplique celui-ci d'un ton tranchant. Ça facilite le classement administratif.
Souad dissimule son agacement en se retenant de répondre que ce grand gars venu de Paris commence sérieusement à l'exaspérer ! Il a beau être un as – en tout cas, c'est ce qu'elle a entendu dire de lui au commissariat central de Toulouse, lorsqu'il a été décidé qu'il dirigerait l'enquête –, cela ne l'autorise pas à se montrer aussi cassant.
Sa colère est de courte durée. En effet, alors qu'ils pénètrent dans une salle fortement éclairée par les projecteurs laissés en place par l'équipe de la police scientifique, une violente émotion la saisit. Là, à leurs pieds, gît une jeune fille nue, recroquevillée sur elle-même, semblant se préserver contre le froid jusque dans la mort. Et c'est à cela que pense Souad... Au froid ! Elle aimerait protéger ce corps laiteux d'une couverture. Et le soustraire aux regards des hommes. Elle résiste à l'envie de pleurer en se disant que cette gamine est à peine plus jeune qu'elle. Roulée en boule. Fœtus géant dans le ventre de la grotte. Devenue un vulgaire objet d'étude.
Martin et Seignolles s'accroupissent ensemble près de la victime, prenant grand soin de ne rien toucher. Ni les pierres blanches, ni les bougies éteintes en cercle autour de la morte.
– Curieuse mise en scène ! dit Seignolles. Cela vous inspire-t-il quelque chose ?
La question évidemment posée à Martin demeure sans réponse.
Seignolles n'insiste pas. Il échange un nouveau regard avec Souad et se relève, puis, consciencieusement, entame une inspection des parois environnantes, étonnamment sèches.
Martin, toujours accroupi, semble fixer le corps. Mais il ne le regarde pas. Son esprit vient de l'entraîner loin de ce lieu et du drame qui s'y est déroulé au cours des heures précédentes. Si loin... Une succession d'images vieilles de dix-sept ans défilent dans sa mémoire. Des instants déterminants, uniques, qui ont marqué son existence au fer rouge. Quelque part dans cette même région... Des montagnes... Une grotte... Une jeune femme... Un autre homme... Un accident... Un accident ?
– Vous pourriez quand même nous dire quelque chose ! s'exclame soudain Souad. Vous savez, on a beau être des provinciaux, on est aptes à comprendre.
Martin sursaute et regarde la jeune fille dont les traits naturellement masculins et rudes sont encore accusés par la lumière rasante des projecteurs. Martin saisit qu'elle se sent blessée. Il le regrette. Il n'était pas dans son intention de la vexer, mais il est ainsi fait : il ne parle que lorsqu'il a quelque chose à dire, et encore faut-il qu'il en ait envie ! Un taiseux, quoi ! Comment pourrait-il en être autrement ? Ce silence, ce mutisme sont nés il y a justement dix-sept ans. Dans une grotte semblable.
Il se lève et décide de répondre, plus par politesse que par nécessité :
– Désolé ! lâche-t-il. Je réfléchissais... Mais je vais vous décevoir. Cette mise en scène ne m'inspire rien de spécial. Même si, comme vous dites, je passe pour être spécialiste des crimes rituels...
Il souligne ces derniers mots d'un léger sourire, espérant dérider Souad. Il en est pour ses frais : la jeune femme le poignarde de son regard noir, impassible, puis tourne le dos pour rejoindre Seignolles qui étudie chaque centimètre carré de la paroi avec une minutie maniaque.
Martin est tenté d'allumer une cigarette, mais se retient. Depuis les nouvelles lois sur le tabagisme, il ressent une sorte de culpabilité immédiate lorsqu'il veut fumer. Contrairement au résultat escompté par les bonimenteurs de l'hygiène publique dont le discours revient, en gros, à affirmer que nous pouvons mourir, mais en bonne santé, lui n'en fume que davantage. Sans doute son satané esprit de contradiction ! Davantage, et coupable...
Il reporte son attention sur le cadavre, puis sur la mise en scène que le ou les présumés assassins ont créée autour de la jeune fille. Des pierres blanches ? En un cercle parfait ? Des bougies ? La position fœtale ? Bien qu'il y ait dans cette mascarade quelque chose d'inachevé, de puéril, comme un jeu de gosses, des souvenirs assaillent sa mémoire...
– Hé, regardez ! s'écrie soudain Seignolles. Ça ressemble sacrément à celui qui est dessiné dans son dos !
Souad et Martin lèvent la tête vers le halo de la lampe qui isole un signe gravé dans la pierre, tout en haut de la paroi. Ils s'approchent. Indéniablement, le tatouage peint sur la peau de la jeune fille et le dessin figurant sur la roche sont identiques. Deux entrelacs formant un huit inachevé, que tente de fermer une courte barre horizontale en son sommet.