– Tu m'aimais ? La belle affaire ! lui lance-t-elle en serrant si fort les bras de son fauteuil que ses phalanges blanchissent.
La colère lui bat les tempes, lui broie l'esprit. Une colère sourdement contenue pendant dix-sept ans, qui ne cherchait qu'à exploser. Et qu'elle dirige contre Martin alors que c'est vers elle qu'elle aurait toujours dû la diriger. Mais il est là, lui... Revenu d'hier. Entier.
– Je te le répète, je n'ai aucun compte à te rendre, lui jette-t-elle. Nous avons soldé notre histoire. J'ai eu ma part dans la colonne des débits.
Martin se redresse. Il a encaissé le coup et contre-attaque en lançant le sien :
– Cela ne t'a pas empêchée de venir ici réconforter le salopard qui t'a mise dans ce fauteuil. Tu as la rancœur sélective, Alexandra !
Elle hausse les épaules et, avec un sourire de dédain :
– Tu sais parfaitement que Raphaël, pas plus que toi, n'est responsable... Nous étions consentants, te souviens-tu ?
Sur ces mots, elle enclenche le contact du moteur électrique de sa chaise roulante et se détourne Martin pour regagner la voiture où l'attend Marie. Celle-ci s'apprête à parler, mais Alexandra l'en empêche d'un mot :
– On s'en va !
Martin regarde le véhicule quitter le parking du cimetière et disparaître derrière son haut mur d'enceinte.
Il reste là, assis sur son banc, les pieds au bord d'un gouffre. D'un geste machinal, il a sorti son paquet de cigarettes de la poche gauche de son blouson. Toujours la poche gauche. Il a ouvert le paquet d'un coup de pouce, tiré une cigarette, l'a collée entre ses lèvres, à droite. Toujours à droite. L'a allumée. A aspiré une énorme bouffée de tabac chaud. Le énième petit suicide depuis qu'il s'est mis à fumer... Un choix de mort de lâche !
Une voix, derrière lui. Cette voix légèrement chantante.
Martin se retourne.
– Ça va ? interroge Seignolles.
– Pourquoi cela n'irait-il pas ? feint de s'étonner Martin.
– Je ne sais pas, répond gauchement Seignolles. On vous regardait avec cette femme dans son fauteuil roulant... On se disait... Non, rien !
Martin se lève à regret.
– On devrait peut-être faire le point ? propose Souad qui n'a cessé de se demander qui était cette femme infirme.
Martin les rejoint. « Ils vont apprendre bientôt qui est Alexandra. Normal... L'enquête reviendra forcément vers elle. Et vers moi ! Seignolles a même peut-être déjà reconnu Alexandra ; il l'a vue sur la photo qui est tombée de mon portefeuille, l'autre jour ! »
Mais doit-il s'en soucier pour l'instant ? La vie a une dette de dix-sept ans à son endroit. Elle va devoir le rembourser d'une manière ou d'une autre. C'est cela, l'essentiel.
– J'avais un coup de barre, ment-il. Je me suis assis un instant. C'est tout.
– C'est votre droit, ironise Souad.
Puis ils retournent vers leur voiture.
– Au passage, on s'arrêtera dans une boulangerie, propose Seignolles.
– Et pour quelle raison ? s'étonne Martin.
– Pour que vous preniez un croissant et une tablette de chocolat ; vous perdez du poids à vue d'œil !
« Sans doute, se dit Martin. Je m'efface... C'est cela, je m'efface ! Si ce pouvait être vrai... Disparaître ! »
La photo
Maman et Marie sont parties à l'enterrement de cette fille trouvée morte dans la montagne dont on a parlé à la télé, ces derniers jours... Elles ne m'ont rien dit ; ce que j'ai appris, c'est en les espionnant, comme d'habitude, l'oreille collée à la porte de la serre. Car c'est là qu'elles se font leurs confidences. Cette pièce est devenue le cœur de la maison. Et j'en suis exclu, même si, lorsque j'y pénètre, elles font semblant de m'y admettre de bon cœur.
À chaque fois je devine cependant que je les dérange. Quand j'entre, maman et Marie interrompent soudain leur conversation et se tournent vers moi, se forçant à me sourire pour m'accueillir. Et me parlent comme si je n'étais qu'un môme de dix ans !
Pourquoi maman a-t-elle tant tenu à se rendre à cet enterrement où elle craignait de rencontrer l'autre ?
Là, je suis seul dans la maison. Cette maison qui vibre la nuit, qui geint et se lamente. Je suis seul et je pénètre dans la chambre de maman. En m'y prenant bien, en étant attentif, en m'appliquant, je peux fouiller dans ses affaires sans laisser de traces.
Ouvrir les tiroirs, déplacer délicatement les objets, chercher quelque chose de secret. Quelque chose que maman conserve pour elle seule... Une lettre ? Une photo ?
Soulever les piles de linge, jeter un coup d'œil au plus profond de la penderie, scruter l'armoire, plonger la main dans les poches des manteaux et des vestes...
Rien. Rien d'inhabituel. Des dessins que j'ai dû faire quand j'étais à l'école maternelle ; je m'étonne que maman les ait conservés. Des souvenirs dans une boîte en carton... Des photos de Marie et de moi. De maman sur une plage, moi assis dans son fauteuil et riant à l'objectif. Des photos de cousins... Et d'un jeune homme que je ne connais pas. Que je n'ai jamais vu !
Et si le secret que je traque ne résidait que dans cette anodine photo ? Celle de ce grand gars de vingt ou vingt-cinq ans, mince, au visage un peu osseux ?
Il pose dos contre un mur de briques. Impossible d'identifier le lieu. Il regarde droit devant lui... Était-ce maman, derrière l'appareil ?
Après tout, ce n'était peut-être qu'un petit ami dont elle a conservé l'empreinte, là, dans une boîte où sont entassés en vrac des fragments de son passé.
Pourtant...
Pourtant, je me dis qu'on ne garde pas ainsi la photographie d'un banal amour de jeunesse, parmi des photos de famille et des dessins de sa fille. Je retourne la photo.
Au dos ne sont inscrits qu'un nom et une date :
Martin 1994
C'est bien l'écriture de maman.
Le cheval de Troie
Le silence règne dans la voiture. « À quoi bon parler ? » songe Seignolles, au volant. Martin paraît d'une humeur massacrante ; il se retient manifestement de fumer, ce qui contribue à le rendre encore plus maussade. Souad s'est murée dans un mutisme hostile, sans raison apparente, une moue boudeuse accrochée aux lèvres. Cela amuse Seignolles. Non parce que l'ambiance est lourde, plutôt parce qu'il devine intuitivement les questions qui les préoccupent l'un et l'autre...
Quant à lui, il ne cesse de penser à la femme dans son fauteuil de paralytique... Et à Martin assis sur le banc, face à elle, la tête rentrée dans les épaules. « Ces deux-là se sont aimés, c'est certain ! Ils avaient tout de deux anciens amants qui se retrouvent au bout d'une éternité... Par hasard. Mais le hasard, justement, a emprunté aujourd'hui le chemin du cimetière où l'on a enterré Estelle. Et ça, se dit Seignolles, c'est un petit mystère de plus à ajouter à la fiche Martin, lequel déteste Sormand qu'il a forcément connu dans le passé. Par contre, il éprouve de l'affection pour Claudia... J'aimerais bien savoir ce que nous cache ce flic parisien. Drôle de hasard, en effet, quand un enquêteur est lié à certains protagonistes de l'affaire sur laquelle il travaille ! Cette femme infirme, je l'ai déjà vue quelque part... J'en suis quasiment sûr. Mais où, quand ? Une belle femme d'une quarantaine d'années à peine... Avec de beaux yeux gris-vert que j'ai eu le temps de remarquer lorsqu'elle a fait pivoter son fauteuil... Mais, bon Dieu, où ai-je rencontré cette femme ? »
Cela lui reviendra. Il est ainsi, Seignolles, opiniâtre, persévérant. Il remise l'image de la femme inconnue dans un recoin de sa mémoire ; elle ressortira d'elle-même avec la solution... Demain... Un jour... Il est ainsi, patient.
Un coup d'œil dans le rétroviseur lui permet d'entrevoir Souad qui regarde distraitement par la vitre. Il aime bien cette fille. « Peut-être pour son côté masculin, s'avoue-t-il. Androgyne... » Et elle a du cran, de l'énergie et une intelligence très affûtée qui lui donne une longueur d'avance sur lui en tous domaines. À côté d'elle, il se fait l'effet d'être un gros balourd. Néanmoins, elle a beau rouler des épaules et des hanches, marcher comme un mec et vous planter son regard sombre droit dans les yeux, elle ne parvient pas à dissimuler une certaine fragilité, comme si, à chaque instant, pour une raison inconnue, elle allait craquer et se mettre à chialer. Cela lui avait paru évident, dans la grotte, lorsqu'ils s'étaient rendus dans la salle où gisait Estelle... Elle tremblait presque et faisait des efforts pour se contrôler. Elle n'avait qu'une envie, semblait-il, c'était de fuir à toutes jambes !