« Par contre, a remarqué Seignolles, la jolie petite Souad en pince un peu pour le Parisien ! Et ce, depuis peu... Elle n'arrête pas de le regarder, de l'observer à la dérobée, gourmande d'admiration. Et de jouer la fière quand il pose les yeux sur elle... Ce genre de situation n'est pas idéale pour mener à bien une enquête. Vous parlez d'une équipe : un Martin secret comme une tombe qui protège ses mystères, une Souad avec le cerveau d'Einstein et les fesses de Tom Cruise, et moi... un Luc qui devra bien leur dire un jour qui il est réellement ! »
Martin sort de son silence pour aboyer :
– Mettez le gyro, Luc, on se traîne !
– À vos ordres, chef.
– Et appuyez sur l'accélérateur !
Les voitures s'écartent aussitôt sur leur passage et ils regagnent le commissariat en quelques minutes. À son grand regret, Seignolles n'obtient aucun remerciement de la part Martin qui bondit hors du véhicule sans proférer un mot.
Souad et Seignolles lui emboîtent le pas, la jeune femme murmurant presque :
– Tu crois que c'est l'enterrement de la gamine qui l'a mis dans cet état ?
– Je pense qu'on nous a envoyé de Paris le prototype parfait du cyclothymique à tendance neurasthénique ! Plus sérieusement, je crains que ce gars ne soit pas très clair...
– Une impression ?
– Un faisceau de minuscules indices... Je t'expliquerai. Pour l'heure, on va avoir droit à la séance du tableau noir. J'espère que tu as révisé tes leçons.
En effet, dès que Martin a pénétré dans la salle d'enquête, il se dirige droit vers le tableau, prend la craie, et, sans attendre que ses deux collègues soient prêts, commence d'une voix de dogue :
– Du nouveau ?
– Oui ! répond Souad en s'approchant avec quelques documents à la main. Sacrément, même ! Le sang du cerf est bien celui qui a servi à peindre le signe sur le dos d'Estelle. Le labo est formel. Je vous passe les détails... Si vous voulez jeter un coup d'œil sur les rapports...
– Hématocrites et tout le bazar, c'est votre rayon, Souad ! lance Martin. Je note juste le résultat. La suite ?
– Je pense que l'ablation des bois a un sens, dit Seignolles en exhibant son carnet. Voici ce que j'ai trouvé sur Internet à propos de la symbolique du cerf... Depuis le iiie siècle, il est considéré comme, je cite : « le symbole du domaine obscur de la force vitale, de la croissance cyclique en relation avec le ciel et la lumière. Par la chute et la repousse de ses bois, qui croissent avec une rapidité végétale, la nature affirme que sa force intense n'est qu'une perpétuelle résurrection, que tout doit mourir en elle et que pourtant rien ne peut cesser ». Ce qui signifie que l'abscission représente probablement un défi lancé à la nature. Comme si on voulait prouver à celle-ci qu'on peut contrôler sa puissance.
– Heureusement qu'Internet existe, raille Martin en affichant une moue dubitative.
Seignolles reprend sur un ton d'excuse :
– J'imagine que vous ne croyez pas à cette hypothèse, mais...
– Non, le coupe Martin plus sévèrement qu'il ne l'aurait souhaité.
Vexé, Seignolles ne laisse cependant rien paraître. À quoi bon ? Pour avoir supporté le caractère de chien de son père, il sait que ce genre de comportement est souvent propre aux personnes malheureuses. Après un temps, il revient à la charge :
– Mais aucune secte recensée n'utilise, non plus, le signe gravé dans la grotte. Vous ne l'aviez jamais vu auparavant. Et pourtant il existe !
– Je l'admets, avoue Martin en se déridant légèrement.
Il se concède à lui-même, et de bonne grâce, que le tempérament de Seignolles lui plaît. Un obstiné qui lui rappelle ce qu'il était au début de sa carrière... Avant que des monceaux de cadavres ne viennent recouvrir ses illusions. Femmes enceintes éventrées, enfants mutilés, familles immolées par le feu... Crucifiés... Pendus... Égorgés... Et les innombrables symboles sectaires tracés sur les murs, les lits, les plafonds... au sang, à la chaux, à la merde ! Des croix, des cercles, des pentagrammes, des signes du zodiaque...
C'est d'un ton plus calme qu'il dit :
– Je reste pourtant convaincu que ce que nous avons vu dans la grotte n'était qu'une mise en scène agencée pour nous duper et nous lancer sur une fausse piste.
Puis, regagnant son bureau où il s'assoit, il ajoute :
– Il nous reste à savoir qui l'a orchestrée, et pourquoi.
Alors que Seignolles replie son carnet, Souad, sourire aux lèvres, une fesse sur le coin de son bureau, lance une petite banderille d'un ton désinvolte :
– Et si vous vous trompiez, chef ? Si ce n'était pas une mise en scène... S'il s'était réellement déroulé un certain rituel... Si un groupe croyait à la magie... Si la petite avait cherché à se mettre en transe...
– Si... Si..., répète Martin, piqué au vif. Si quoi ?
« Elle ne peut pas savoir, bien sûr ! Cela n'aurait pas dû se dérouler ainsi... le cercle de pierres et de bougies... Comment leur faire comprendre à tous les deux que je piétine les traces de mon passé, mais que tout est néanmoins différent ? Tout est déformé ! Quelqu'un a placé un calque sur les événements qui se sont déroulés il y a dix-sept ans... Mais ce calque est aussi grossier qu'incomplet ! »
– C'est possible..., se décide-t-il à lâcher. Dans ce cas, quelle est votre hypothèse ?
Souad est prise de court ; elle ne s'attendait pas à ce que Martin baisse la garde aussi rapidement. Elle prend un peu de temps pour répondre, se reprochant intérieurement de laisser paraître son trouble. « C'est ce foutu rock qui m'a rendue midinette ! Voilà que, face à lui, je perds les commandes ! »
– Mon avis... c'est qu'on peut mettre un temps fou à retrouver Cédric. Soit il est coupable et il s'est évaporé dans la nature... Soit il est innocent et, dans ce cas, le mystère de sa disparition reste entier. A-t-il été témoin du drame ? S'est-il enfui et a-t-il dévissé ? Nous récupérerons alors son cadavre par hasard au pied d'une falaise... A-t-il été tué par d'éventuels complices ?
« Cet air de rock ne me quitte pas et me rend stupide ! Et lui, il en profite ; il me dévisage en souriant... Le salaud ! »
– Ce ne sont que des questions, Souad, reproche Martin. Des « si »... Toujours des « si » !
Souad doit se ressaisir. Elle se lance :
– Eh bien, entrons de plein pied dans le concret, chef : nous avons retrouvé une substance toxique dans le sang d'Estelle, celle-ci fréquentait la même université que Cédric avec lequel elle entretenait sans doute une liaison amoureuse, Estelle est la fille du professeur Sormand, Cédric est l'un de ses élèves admiratifs... Ajoutons que nous savons maintenant que Gwen est la maîtresse de Sormand et dirigeait les travaux de Cédric... Tout nous conduit à resserrer notre enquête sur l'université !
Seignolles, qui se rend à la machine à café, siffle d'admiration.