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Puis elle se dirige droit vers le bureau de Vals et frappe sans recevoir de réponse. Elle marque un temps, cogne à nouveau quelques coups en lançant :

– C'est moi, le docteur Extebarra ; je souhaiterais vous voir, professeur...

Elle abaisse la poignée. La porte s'ouvre. « Vals ne ferme pas son bureau à clef ! Soit il est négligent, soit il n'a rien à cacher ! Ou il ne s'est absenté que quelques minutes, et je peux être surprise d'un moment à l'autre. »

Après une courte hésitation, le cœur battant, une boule lui remontant dans la gorge, elle entre cependant. Connaissant les lieux pour s'y être entretenue à plusieurs reprises avec Vals, elle conduit son siège roulant jusqu'à l'armoire métallique où elle sait que se trouvent les dossiers des patients. Là, toutes les pathologies traitées aux Sorbiers sont référencées : névroses phobiques ou obsessionnelles, hystéries, schizophrénies, épilepsies, paranoïas...

« Pourquoi n'ai-je pas plutôt bipé Vals pour lui demander des explications ? C'eût été la chose la plus naturelle à faire ! »

Elle se surprend à trembler. Il lui faut prendre un peu de temps pour inspirer et expirer, selon sa méthode de relaxation. « Mais, du temps, je n'en ai pas... Vals peut surgir et me tomber dessus d'une seconde à l'autre ! »

Respirer néanmoins... Et expulser l'air de ses poumons en une longue, très longue expiration.

Alexandra observe ses mains ; elles ne tremblent plus. Faisant face à l'armoire, elle constate, en regardant l'étiquette de chaque casier, que les dossiers des patients ont été classés par ordre alphabétique. Sans que soit mentionné leur prénom !

« Je vais devoir les ouvrir tous un à un... Combien de temps cela va-t-il me prendre ? Mon Dieu, les consulter tous ? »

C'est une pièce aux dimensions réduites. Ce pourrait être une prison s'il n'y avait tout ce matériel nécessaire à la réanimation et cette unique ampoule rouge tombant du plafond, donnant à l'endroit l'aspect d'un laboratoire de développement photographique.

Les bips répétés des appareils sont assourdis par les murs capitonnés. Ainsi que les cris rauques de Mélisse, nue sur un lit, chevilles et poignets entravés dans des anneaux de cuir.

Elle s'est débattue un moment, par réflexe, tentant de se libérer de ses liens. Elle s'est tortillée comme une anguille, s'est cabrée, a tiré sur ses bras et ses jambes, à s'en déchirer les muscles. Puis elle a abandonné toute tentative, sachant ce qu'allaient faire les deux silhouettes... Puisque c'est toujours ainsi que cela se passe. Elle s'est tue. Son dos est retombé sur l'alaise trempée de sueur ; il s'y est plaqué, sa peau adhérant au plastique.

Mais toute sa souffrance, toute son angoisse jaillissent de ses grands yeux verts aux prunelles dilatées, cernées de blanc. Ses pupilles rétrécies expriment l'effroi, la panique.

Mélisse n'est plus qu'un animal fragile aux mains de ces deux silhouettes. Impuissante et soumise, des larmes lui inondant les joues. Immolée, écartelée, elle se demande encore avec terreur pourquoi on lui fait tant de mal... Pourquoi elle ?

Elle reconnaît les deux hommes qui se penchent sur elle. Deux gargouilles sorties de l'ombre. Ce sont toujours ces deux hommes-là... Ils ont le visage de sa peur.

Sourient-ils ? Imagine-t-elle qu'ils sourient ?

Et leurs voix... Celle du premier, rassurante :

– Détends-toi, Mélisse. Tu sais très bien que la douleur ne dure pas...

La douleur. Celle de la piqûre intraveineuse que le second va lui faire en disant comme à chaque fois :

– Tu seras si calme, ensuite.

« Pourquoi me font-ils cela ? Depuis combien de temps ? »

Sa mémoire n'est plus que de la vase où clapotent de rares souvenirs effilochés qui s'étiolent jour après jour... À chaque nouvelle piqûre.

– Tu seras si calme, ensuite...

Et l'aiguille s'enfonce dans sa veine, y diffusant une brûlure qui rayonne alors dans tout le bras, remontant vers le cœur en devenant acide, aiguë, puis lui envahissant toute la poitrine, pareille à du métal en fusion, se répandant dans les alvéoles de ses poumons, la faisant suffoquer, tousser, râler, enchâssant son cerveau, l'emprisonnant dans une chape de lave rouge sang qui lui enflamme les yeux.

Elle les maudit. Elle maudit ces deux hommes qui se redressent, retournent à l'ombre, disparaissent tels des spectres. Cependant, elle sait qu'ils demeurent dans la pièce. Ses yeux carbonisés l'empêchent de les discerner, mais ils sont encore là ! Elle les entend parler bas, incapable de comprendre le moindre de leurs mots. Consultent-ils les écrans des machines auxquelles ils l'ont reliée ?

Elle s'apaise enfin. Car elle a conscience que son martyre va bientôt s'interrompre et qu'elle ne tardera pas à sombrer dans une sorte de bienfaisant coma où elle retrouvera les mêmes rêves... Quelques clichés que son esprit brisé est parvenu à préserver. Une belle maison calme emplie de bonnes odeurs... « Maman fait la cuisine... » Des jouets qui jonchent le sol de sa chambre... Un jardin tout vert avec une herbe haute et tendre où elle aime à se rouler en jouant avec un chat... « Misti ne griffe jamais ! »... Des visages souriants, des bras forts qui la hissent vers le ciel... « Papa veut que j'attrape le soleil ! »... Ses rires... Et le chant d'une alouette perchée dans le cerisier...

Son supplice a pris fin ; la brûlure qui avait mordu ses chairs s'est retirée, apportant à son corps un repos où se mêlent froidure et ténèbres. On dispose sur elle une couverture... Elle sent le lit monté sur roulettes avancer dans l'obscurité. Elle devine plutôt... Puisqu'elle est déjà dans un monde où le tissu de sa conscience est réduit en charpie.

Il lui semble néanmoins percevoir des respirations proches. À moins qu'il ne s'agisse que de l'écho de la sienne... ? Elle se détend définitivement.

Elle a le sentiment de se détacher de ses entraves, de quitter son lit, de courir vers cette belle maison calme d'où s'exhalent tant de douces odeurs de vie.

Mais ce n'est qu'un rêve. Elle est nue et hâve sur un lit médicalisé, les cuisses trempées d'urine.

L'affrontement

Le professeur Vals claque la porte derrière lui et s'engouffre dans le couloir ; il bouscule une infirmière, ne s'excuse même pas, et poursuit son chemin, petit homme sec à la démarche saccadée d'automate qui ne parvient pas à se contrôler. Il est urgent qu'il avale 0,50 milligramme d'Alprazolam. Il n'est pas dans ses habitudes de laisser ainsi ses sentiments prendre le pas sur son comportement. Mais il est furieux.

Furieux que cette gamine résiste encore au traitement qu'il lui administre. Furieux qu'elle le regarde de ses grands yeux emplis de haine et d'effroi. La petite sotte le condamne, naturellement. Comment pourrait-il en être autrement, avec toutes les douleurs qu'il lui inflige ?

Il est de ces coupables qui refusent le jugement, surtout quand il émane de ceux qu'il traite. Alors que ceux-là devraient plutôt le bénir, lui qui tente de leur ouvrir la porte du deuxième monde... De les conduire au-delà de leur corps de misère ! Que lui importe leur souffrance ! Il travaille pour une cause qui dépasse largement l'entendement des hommes et poursuivra, en élu, la mission qui lui a été assignée.

Il ignore l'ascenseur et dévale l'étage pour déboucher dans le hall d'accueil où il éprouve d'emblée de l'écœurement à la vue de toutes ces familles de visiteurs aux visages graves, et de ces quelques malades qui errent, pareils à des ombres ayant oublié leurs corps sans vie.

« Un cimetière... Ma clinique ressemble parfois à une nécropole hantée de feux follets ! »

Mais il doit obéir aux formalités qu'impose son rôle de directeur. Il refrène donc son pas, domine sa fureur, ébauche un sourire pour s'adresser à l'une des deux hôtesses.