– Cela vous dit-il quelque chose ? demande Seignolles à Martin.
Ce dernier secoue la tête, conscient d'être décevant, à en juger par l'expression qu'affichent les deux autres. Sans doute, au regard de sa réputation, l'ont-ils imaginé comme une encyclopédie vivante susceptible d'apporter une réponse à chacune de leurs questions. Ils vont devoir déchanter ! Il ne possède pas davantage de connaissances en symbolique que n'importe quel quidam... Par contre, son flair est à toute épreuve. C'est sa seule arme. Bien sûr, il pourrait leur dire que ce dessin rappelle vaguement le symbole de l'infini, ou un caducée... À quoi cela servirait-il, alors que son enquête vient à peine de commencer ?
– Je ne sais pas, dit-il comme pour confirmer ce qu'ont déjà deviné Souad et Seignolles. Il faudra entamer des recherches. En tout cas, interdisons l'entrée de la grotte pendant plusieurs jours, et demandons à la scientifique de revenir pour étudier ce signe qu'ils n'ont pas été fichus de voir...
Seignolles l'observe avec étonnement.
– Vous voulez dire qu'il va falloir placer une équipe de garde ici vingt-quatre heures sur vingt-quatre ?
– C'est ce que j'ai dit...
Sur ces mots, il tourne les talons, décidé à sortir au plus vite de l'endroit. Il y a vu ce qu'il lui était nécessaire de voir. Le reste n'est plus qu'une affaire de réflexion, de conjectures, d'hypothèses, de supputations et de déductions... Des équations à résoudre. Qu'il conviendra de mettre en harmonie pour qu'elles apportent un jour une certitude.
Sentant que les deux autres ne le suivent pas, il s'arrête et se retourne.
– Que diriez-vous si je vous invitais à prendre un verre dans un bar sympa, et qu'on commence à réfléchir ensemble ?
Seignolles et Souad échangent un regard surpris, puis le rejoignent.
Sitôt dehors, Martin allume une cigarette. Ses mains tremblent légèrement. Un peu de sueur lui coule dans la nuque. Souad et Seignolles le remarquent-ils ?
Le soleil s'est élevé derrière les cimes, de l'autre côté de la vallée où la brume ne parvient pas à se dissiper.
Soudain, Martin aperçoit un homme qui gravit le chemin, accompagné d'un gendarme. Il tressaille en voyant l'épaisse silhouette s'approcher. Un seul grimpeur de sa connaissance possède une démarche aussi particulière. Cette manière de jeter loin et vivement la jambe droite pour ramener la gauche plus lentement, comme si cette dernière était lourde et douloureuse... Martin se retourne vers Seignolles et Souad.
– Je crois qu'on devrait y aller..., dit-il.
Seignolles s'étonne de ce soudain empressement.
– Je ne pense pas que ce soit le moment, nous avons de la visite.
– Je sais..., marmonne Martin. Les éternels illuminés qui hantent les lieux des crimes... Des détraqués dont on n'a rien à foutre... Je n'ai pas l'intention de perdre mon temps avec ce genre d'hallucinés !
– Vous parlez du professeur Raphaël Sormand, qui rapplique ?
– Précisément.
– Mais il n'a rien d'un illuminé... Autant que je sache, il est même très réputé à Toulouse.
– Je n'en doute pas, réplique Martin en écrasant sa cigarette d'un coup de talon.
À cet instant, le professeur parvient à hauteur du groupe et salue d'un hochement de tête, tout en échangeant un long regard gêné avec Martin.
– Qu'est-ce que tu viens faire là ? s'exclame ce dernier. On a n'a pas besoin de charlatans de ton espèce ! Va vendre tes délires ésotériques ailleurs !
Malgré le ton acerbe de Martin, l'homme ne réagit pas. Il n'en a pas la force. Sa tenue est négligée, ses yeux sont gonflés et rougis d'avoir pleuré, ses lèvres se tordent sous l'effet de brèves crispations. Tout en lui n'est que souffrance.
Soucieux de mettre fin à ce qu'il considère comme un malheureux malentendu, Seignolles invite le professeur à le suivre à l'intérieur de la grotte. Celui-ci passe devant Martin en l'ignorant, tête basse, puis disparaît dans l'obscurité avec le lieutenant.
Martin rallume une cigarette, furieux. Pourquoi ce salaud est-il monté jusqu'ici ? Faut-il donc qu'il se retrouve sur son chemin alors qu'il s'est juré de ne plus jamais le rencontrer ?
– Vous auriez pu le ménager, commandant..., dit Souad. C'est quand même le père de la victime !
Martin ne parvient pas à dissimuler sa stupeur. Le tremblement de ses mains redouble, la sueur lui glace maintenant le dos. Estelle... ? La fille de Sormand... ! Il se maudit de ne pas y avoir pensé en apprenant le prénom de la gamine... Estelle Maincourt, du nom de jeune fille de sa mère ! Les Sormand : on les a toujours appelés ainsi, Claudia et Raphaël, mais ils ne se sont jamais mariés. Comment aurait-il pu établir un rapprochement ? Il y a si longtemps que tout cela s'est passé... Estelle, cette petite morte boulée sur elle-même comme un chaton endormi...
– Oui, j'aurais pu..., répond-il.
Puis, après quelques pas dans la pente, il ajoute :
– Mon invitation tient toujours, pour vous et Seignolles. Je vous attends au commissariat dès que vous aurez fini.
Souad le suit des yeux tandis qu'il descend avec une agilité surprenante la sente abrupte, jusqu'à disparaître derrière les premiers sapins.
Martin aimerait courir. Fuir... loin d'ici ! Fuir ses souvenirs. Fuir ce fantôme qu'il vient de croiser. Raphaël Sormand ! Et se dire qu'il se trompe, que le signe peint sur la peau d'Estelle ne l'a pas été avec du sang ! Mais ce serait se mentir...
Alexandra
Le cerf s'est élancé pour plonger dans l'abîme. L'éclat d'une lumière lointaine brille dans ses yeux fous. Il tombe dans le silence.
Dans les ténèbres...
Le réveil sonne... Neuf heures.
Alexandra se redresse brusquement dans son lit, trempée de sueur. Encore prisonnière de l'angoisse qui l'a saisie quand l'animal a sombré dans le vide. Elle demeure un instant assise, le dos calé contre un gros oreiller, regardant fixement la fenêtre. Les rayons du soleil matinal se glissent dans la chambre par l'interstice des rideaux. Alexandra inspire profondément à plusieurs reprises pour recouvrer son calme. Le cerf... Ce rêve était si surprenant... Si paranormal ! Le mot l'amuse, tant il évoque les charlatans et leurs mensonges. Et pourtant... Elle, plus que beaucoup d'autres, sait que la vision de l'animal effleurait bien le réel...
Car elle devine une menace derrière le symbole. Des visions, elle en a tellement eu, de l'enfance à l'adolescence. Oui, à l'adolescence... Elle en a eu de tous les genres, la renvoyant à des destins individuels ou collectifs, à des événements parfois dramatiques, parfois heureux. Cela a duré des années, entraînant tellement de souffrances, d'incertitudes et d'angoisses ! Elle a été « voyante », en quelque sorte, le taisant la plupart du temps pour éviter les moqueries, l'avouant quand elle sentait que ce « don » – en était-ce vraiment un ? – pourrait être utile, voire sauver des vies.
Cette prescience était si évidente qu'un peu plus tard, à la faculté de Toulouse, lorsqu'elle étudiait la physique avec le professeur Sormand dans le cadre de ses études de médecine, celui-ci s'en était rapidement aperçu et l'avait approchée pour faire partie de son « groupe »... À l'époque, fascinée par ce personnage hors norme, elle avait accepté. Mais ne s'était-elle pas plutôt engagée parce que, parmi les jeunes du « groupe », il y avait ce garçon qui lui plaisait tant ?
Elle le revoit, jeune homme grand et anguleux, doté d'un regard clair où semblaient parfois flotter des rêves qui l'éloignaient des autres, le rendant distant, inaccessible.