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Raphaël est si près du but. Il jongle avec la décohérence quantique, les états superposés, les paradoxes de non-localité, le principe anthropique... Tout est là, sur ce tableau noir et dans son esprit. Tout ! Et pourtant, là où la physique épouse le rêve, là où se conjuguent les réalités, là où particules et antiparticules devraient ouvrir le passage, Raphaël se heurte à son mur de Planck personnel !

Ce mur situé par la physique à 10-43 seconde après le point 0 du Big-Bang. Le lieu où temps et espace se confondaient encore, comme retenus par la main d'un horloger divin qui allait leur imprimer, à l'un et à l'autre, le mouvement nécessaire pour que se mettent en marche les rouages de l'univers... des deux mondes, pense Raphaël.

Assis à son bureau, ses pensées de scientifique s'estompent alors qu'il se découvre en train de contempler la photographie d'Estelle lui souriant dans l'espace réduit de son cadre. Ses vaticinations oniriques se désagrègent face à ce sourire de gamine. Elles se désintègrent, soudain vaines, devant cette image où se fige un instant de vie... « Le temps... le temps est mort, pour Estelle. »

Il éclate en sanglots comme un enfant ; cela lui arrive si souvent, désormais. Il n'a pas su l'aimer vraiment, ni la protéger efficacement. Muré dans son égoïsme, il s'est contenté de profiter de son écoute, de l'admiration qu'elle lui vouait, de son inexpérience aussi. Comme les autres, comme toutes ses femmes, elle n'était qu'un faire-valoir qui le rassurait, lui permettait de s'admirer à travers elle.

La porte qui s'ouvre vivement le fait sursauter ; il sèche rapidement ses larmes d'un revers de manche tout en reniflant.

Un très petit homme maigre comme une momie, le nez pointu, le front haut garni de gros sourcils gris, fait son entrée de son pas de pivert. Le colonel Legendre ! Agent de la DGSE.

– Qu'est-ce que tu fais là ? s'étonne Raphaël avec angoisse. Comment es-tu entré ?

Le visage parcheminé de l'agent sourit de toutes ses minuscules rides. De petits sillons qui lui donnent l'apparence d'un masque de papier mâché. Le rictus demeure figé quelques secondes puis disparaît brusquement pour laisser place à une expression vague dans laquelle semble ondoyer un ennui mortel.

Raphaël sait que derrière cette petite chose craquelée, ce pantin qui flotte dans ses vêtements sombres, se terre un tueur capable des pires exactions.

– Je tenais à te présenter mes condoléances, murmure Legendre. Tu as dû remarquer que j'avais évité de le faire au cimetière... La discrétion, mon ami ! Le respect de cette sacro-sainte discrétion. Une manie, chez moi. Je suis là sans être là...

Raphaël a toujours éprouvé de la peur devant ce personnage qui ne hausse jamais la voix et adopte des allures de curé, penchant la tête tantôt à gauche, tantôt à droite, levant les yeux au ciel comme s'il priait avant de s'exprimer. Onctueux et cauteleux. Prendre l'ascendant sur lui est quasi impossible. Il n'empêche que Raphaël se redresse et lui dit d'une voix forte :

– Je sais pourquoi tu es venu, mais je ne changerai pas d'avis.

Legendre s'assoit, allume calmement une cigarette et, l'œil empreint d'affliction, s'attarde à regarder s'élever une mince volute de fumée.

– Tu ne peux pas abandonner tes recherches maintenant, dit-il enfin. Surtout que nous n'avons jamais été aussi près du but... Si près de l'Expérience !

Raphaël se force à ricaner.

– Quel but ? Le tien ou le mien ?

Le masque de papier mâché se crispe dans un nouveau sourire, les gros sourcils gris s'arquant tels ceux d'un clown avant que tous les traits de ce visage plâtreux ne retombent subitement.

– Ils sont liés l'un à l'autre, et tu ne peux te le cacher.

Raphaël a-t-il encore le choix ? Évidemment qu'ils sont liés. D'où cette culpabilité qui le glace, à l'en faire frémir d'horreur. Mais pourquoi céderait-il ?

– Je viens de perdre ma fille et tu oses me relancer ici, dans mon propre bureau !

– Et alors ? T'estimes-tu responsable de sa mort ? Cela n'a pas grand-chose à voir avec notre affaire.

– Que tu dis ! réplique Raphaël. D'après toi, comment Estelle a-t-elle entendu parler du peyotl ?

– Allons, mon ami... Ce n'est pas toi qui l'as obligée à en prendre. Tu n'étais pas avec elle dans cette grotte, non ? Y étais-tu ?

– Bien sûr que je n'y étais pas ! Tu le sais, nous le savons tous ! Mais j'aurais dû me méfier de ce Tissier ! Capable de tout pour... J'aurais dû mettre ma fille en garde !

– À croire que tu ignores le comportement des adolescents, que tu ne connaissais pas ta fille ! Quand bien même tu l'aurais mieux informée, elle ne t'aurait pas écouté. Je te le répète, tu ne connaissais pas ta fille !

Raphaël prend la remarque de Legendre en plein cœur.

– Tu as malheureusement raison, murmure-t-il presque pour lui-même. Au fond, Estelle me méprisait sans doute en son for intérieur. Elle avait certainement découvert quel genre d'homme je suis. Un égoïste qui a abandonné sa famille pour poursuivre un rêve inaccessible. Un rêve qui a brisé des vies... Il est temps que ça s'arrête.

Legendre incline la tête sur le côté gauche, contemple le bout incandescent de sa cigarette, renvoie sa tête sur le côté droit et, la voix encore plus basse et monocorde, dit :

– C'est trop tard, Raphaël. Tu sembles oublier que tu m'es redevable de beaucoup de choses ! Depuis des années, grâce à moi, tu disposes de sommes colossales pour mener à bien tes recherches. Grâce à moi, tu as joui de l'impunité il y a dix-sept ans... Or, à cette époque, tu aurais pu voir ruiner ta carrière, ta réputation. Cela mérite un peu de reconnaissance... Un pacte nous unit !

– Comme Faust uni à Méphistophélès, n'est-ce pas ?

– Ai-je acheté ton âme, mon ami ?

– En quelque sorte, oui...

– Tu fais erreur : j'ai acheté ton cerveau ! Nous avons acheté ton cerveau ! Avec tout ce qu'il contient. Et très cher... Veux-tu que je te détaille la facture ?

Raphaël tarde à répondre. Il est prisonnier. Legendre le tient par le col ; il ne le lâchera jamais. Il doit cependant continuer de livrer ce combat contre son passé, contre lui-même, contre cet homme qui ressemble à l'image qu'il se fait maintenant du diable.

– J'ai conscience de tout ce que tu as fait pour moi, balbutie-t-il. J'ai cru, au début, que tu agissais par amitié, alors que ce n'était que par intérêt.

– L'amitié ? s'étonne Legendre. Ce n'est plus un mot d'adulte, voyons ! Surtout dans ta bouche... Mais je peux néanmoins, en ami, de recommander d'être très prudent : tu es dans le collimateur des flics !

– Je m'en suis rendu compte ; Martin Servaz ne cesse de me tourner autour.

– Tu ne sais pas tout, Raphaël. Car nous suivons aussi les flics, de notre côté ! Il y a une petite Souad Boukhrane dont nous devons nous méfier... Une gamine trop maligne, qui a les dents longues, mais que nous avons actuellement à l'œil.

Et, comme le ferait un invité qui s'ennuie, Legendre quitte sa chaise, vient écraser le mégot de sa cigarette dans le cendrier posé sur le bureau, puis se dirige vers la porte. Il s'arrête en chemin, se retourne lentement. Raphaël tressaille malgré lui ; Legendre a plongé sa main droite dans la poche de sa veste.