« Il ne me tuera pas... Pas ce soir ! Il a encore besoin de moi... Il ne me tuera pas avant l'Expérience ! » Néanmoins, Raphaël s'attend à ce que la main ressorte vivement de la poche pour pointer une arme sur lui.
– Nous avons un contrat, Raphaël, lâche Legendre, doucereux. Je ne te permettrai pas de le rompre.
Raphaël devrait se lever, l'affronter, lui prouver qu'il ne le craint pas. Mais il n'y parvient pas. Au contraire, il se tasse sur son siège, rentre la tête dans les épaules.
Ne quittant pas des yeux la poche de l'agent, il demande :
– Que comptes-tu faire pour m'en empêcher ?
– Tu crois que tu es en train de vivre le pire, Raphaël ? Tu te trompes, mon ami... Nous avons de nombreuses ressources, ne l'oublie pas !
Il sort enfin la main de sa poche. Vide. Legendre laisse son visage se craqueler d'un dernier sourire avant de tourner les talons et de quitter le bureau de sa démarche d'oiseau, satisfait d'avoir réussi son effet.
Ses pas cliquettent un temps dans le couloir. Puis c'est à nouveau le silence.
Raphaël souhaiterait se lever, aller à son tableau noir griffonné de centaines d'équations, se jeter dans leur sublime symphonie, s'y perdre. Pour oublier. Oublier ce petit homme gris qui possède tant de pouvoir, qui lui a volé sa liberté, qui le terrifie. Pourtant, il demeure cloué sur sa chaise, au bord des larmes. Terrassé par un mélange de haine et de chagrin.
De colère, aussi. Contre lui-même. Contre sa lâcheté. Car il a bel et bien accepté ce pacte, autrefois...
– Je suis foutu ! murmure-t-il en se prenant la tête à deux mains.
C'est à Estelle qu'il s'adresse. Elle qui lui sourit dans son cadre. Pour l'éternité.
1 Hugh Everett (11 novembre 1930-19 juillet 1982).
2 Andreï Sakharov (1921-1989), physicien soviétique, Prix Nobel de la paix en 1975.
3 Arthur Stanley Eddington (1882-1944), astrophysicien britannique.
4 Stephen Hawking, physicien britannique né en 1942.
La marche d'Alexandra
La cloche d'une église proche vient de sonner la demie de vingt-trois heures. C'est une nuit paisible. Les Sorbiers se sont endormis. Seuls les infirmières, surveillants et médecins de garde arpentent parfois les couloirs silencieux, attentifs à leurs malades.
Alexandra a choisi de prendre son premier tour de veille cette nuit-là afin de pouvoir se libérer au plus vite le lendemain, de manière à consacrer un peu de temps à Margot qui a repris le lycée. Sans grand enthousiasme, à son goût.
Le comportement actuel de sa fille lui inspire d'ailleurs quelque inquiétude. Son mutisme... son détachement... de plus en plus prononcés depuis qu'elles se sont installées à Toulouse. Et son animosité croissante envers Marie !
Elle se promet de communiquer avec elle bien plus qu'elle ne l'a fait ces derniers jours, l'esprit trop accaparé par la mort d'Estelle, les retrouvailles avec Martin, le mystère Mélisse...
Après avoir rendu une discrète visite à chacun de ses patients et s'être assurée qu'ils étaient paisibles, Alexandra a décidé de se reposer dans l'une des chambres réservées aux médecins de nuit. Une pièce sinistre aux murs blancs, sans âme. Une cellule monacale avec un lit pliant en fer, un lavabo, un miroir, une chaise, une table de nuit et une affreuse armoire métallique. Seule une gravure punaisée sur l'un des murs, représentant un paysage de montagne, offre une petite note de couleur : un ciel bleu piqué d'un minuscule nuage blanc...
Une fois allongée, c'est en fixant ce nuage isolé qu'Alexandra s'est endormie sans même s'en rendre compte, glissant dans un rêve surprenant... Absurde. Mais si plaisant !
Car Alexandra marche au fond d'un océan tiède, traversant un banc de méduses bavardes qui s'écartent sur son passage, chuchotant d'indicibles propos. Alexandra marche ! Chaque pas est une victoire qui lui dispense un plaisir que sa mémoire a effacé.
Soudain, surgissant des abysses, recouvrant le friselis des méduses qui s'éloignent, une petite voix se fait entendre. Une petite voix douce et familière qu'Alexandra ne parvient pourtant pas à identifier.
« Aidez-moi ! J'ai besoin de vous. »
Pourquoi Alexandra est-elle autant touchée par cet appel ?
Si touchée, si émue qu'elle sort de l'eau et avance, se laissant guider par cette voix frêle.
« Aidez-moi ! Je vous en prie, venez à mon secours ! »
On a besoin d'elle...
Sans transition, elle se retrouve alors dans un long couloir blanc et lumineux. Un large corridor immaculé dépourvu de portes et qui semble conduire à l'infini, ses lignes de fuite convergeant en un lointain point brillant.
Elle marche... Ses pieds nus se posent en douceur sur le sol frais. La sensation est suave, si nouvelle. Si sensuelle. Car le sang circule aisément dans les veines de ses jambes, ses muscles atrophiés recouvrent leur vigueur, le jeu de ses articulations est de plus en plus précis, huilé, efficace...
Elle a envie de courir, mais se retient. C'est trop tôt ! Elle a tout son temps ; ce n'est qu'un rêve ! Le temps y coule selon ses propres lois. Le temps...
Une seconde ? Des siècles ? Voici Alexandra approchant d'un mur translucide qui clôt le couloir. Une immense paroi de verre dépoli qui s'élance haut dans un espace sans dimension.
C'est le terme de son voyage. Plus que quelques mètres, et elle aura atteint cette frontière derrière laquelle ne s'étend qu'un néant de lumière d'une profondeur effrayante.
Mais Alexandra a beau avancer, le mur sans tain s'éloigne à chacun de ses pas...
« C'est souvent ainsi, dans les rêves... »
La jeune femme a affectivement conscience de rêver comme si un double d'elle-même l'observait avec une lucidité de praticien, disséquant sa vision dans les plus infimes détails.
Elle ne s'étonne même pas de constater que le couloir est en train de subir une mutation, que des portes se découpent dans ses murs, que son éclairage s'estompe...
Les portes des chambres des patients des Sorbiers... Cela devrait la rassurer alors qu'au contraire, elle en est saisie d'angoisse. Sans doute à cause des bruits sourds, des murmures plaintifs et des lamentations qui résonnent derrière chacune de ces portes nouvellement apparues...
« Ces chambres sont toutes des enfers... »
Alexandra presse le pas. Elle doit sortir au plus vite. Trop de voix la hèlent, l'implorent... Trop d'âmes en souffrance la supplient. Mais, entre toutes, malgré sa faiblesse, l'une d'elles se distingue.
« Continuez... Approchez encore... Plus près du mur... »
Cette voix au timbre fluet, enfantin et triste... Cette voix aux limites du sanglot qui ne cesse de l'attirer...
Alexandra a réalisé que l'appel vient du miroir diaphane. De derrière ce miroir... Une forme s'y dessine d'ailleurs. Une silhouette floue, d'aspect humain.
Le temps semble reprendre son cours et l'espace se concrétiser de nouveau. Alexandra se heurte à la paroi de verre qui a cessé de fuir à son approche ; le choc l'étourdit, la déséquilibre. Se ressaisissant, elle discerne mieux le maigre fantôme qui se dresse face à elle, derrière la vitre.
Alexandra aurait dû s'en douter : c'est Mélisse, avec ses grands yeux effrayés, son visage tout mouillé de chagrin, à demi nue, frappant des poings contre l'invisible cloison de sa prison. Cherchant à briser cette frontière qu'Alexandra devine inviolable. Car le matériau qui la compose n'est pas réel.
C'est un mur de cauchemar.
Place du Capitole
Il est près de cinq heures trente. Les toutes premières clartés de l'aube baptisent déjà la ville de rose. Dans peu de temps, quand la fraîcheur s'effacera, se retireront les ombres de la nuit. La place du Capitole est quasiment déserte. Seuls quelques noctambules sortis d'une boîte de la vieille ville se dispersent dans des directions opposées en s'apostrophant une dernière fois, en chantant et riant à tue-tête.