Dans le silence revenu, un couple s'attarde. Une fille toute menue au bras d'un grand garçon, allant tous deux du pas lent des amoureux qui peinent à se séparer. Contrairement à leurs amis, ils n'ont pas bu. Au contraire, ils ont gardé l'esprit vif pour parler sérieusement de leur avenir. Trop sérieusement pour leur âge.
Ils dessinent des projets que leur candeur embellit. Ils vivront ensemble – c'est une certitude –, n'importe où du moment que c'est dans le cœur ancien de Toulouse. Ils auront très rapidement un bébé et lui inventent déjà des prénoms...
Ils ont tant d'amour à s'offrir ! Toute une vie à emplir de leur bonheur, et ils se le prouvent en se picorant les lèvres. Chacun de leurs baisers est un peu de temps volé au moment où ils vont devoir rentrer chez leurs parents respectifs.
Ils traversent la place, marchant sur l'immense étoile occitane dessinée sur le sol. Le grand silence, maintenant, enchâsse leurs rêves. Leur futur est tout tracé, selon une magnifique ligne droite qu'aucun événement dramatique ne viendra contrarier. Puis ils s'arrêtent pour échanger un dernier baiser qu'ils désirent plus long que les précédents.
Elle s'abandonne, ferme les yeux et lui tend ses lèvres. Lui, l'enlace de ses grands bras comme pour lui faire comprendre qu'il la protégera toujours, et, tout doucement, il applique sa bouche sur la sienne qui s'entrouvre. Leurs langues jouent un instant à se chercher et s'épousent enfin.
C'est elle qui entend les bruits... Des pas, un halètement... Lui, paupières closes, n'écoute que son cœur battre.
Elle rouvre les yeux... Ce qu'elle voit par-dessus l'épaule de son amant la pétrifie. Ses lèvres se glacent. Le baiser se meurt à la surprise du garçon qui sent sa compagne se raidir contre son torse.
– Qu'y a-t-il ? Tu as froid ?
Elle ne peut rien répondre. Elle a fixé son regard sur cette chose qui titube et chancelle en approchant dans leur direction. Sur cette créature effrayante qui lui tend les bras, l'appelant muettement...
– Derrière toi, murmure-t-elle d'une voix blanche. Derrière toi !
Il se retourne et ne réalise pas d'emblée ce qu'il voit. Son esprit a besoin de quelques secondes pour analyser la scène grotesque que sa raison refuse.
Un jeune homme nu, maculé de boue et de mousse, le regard éperdu, des ecchymoses et des écorchures lui couvrant tout le corps, vient à eux en vacillant.
– Mais que porte-t-il sur la tête ? interroge la jeune fille.
– Je crois que ce sont des bois... Des bois de cerf !
Il s'interpose entre elle et ce fantôme, prêt à la défendre. Mais c'est inutile, la créature est à bout de forces ; elle accomplit une dernière enjambée et s'effondre en râlant. Elle s'affaisse, plutôt... Lentement, pareille à un pantin dont on viendrait de couper les fille.
La malheureuse dépouille maigre et souillée respire encore. Elle pleure, même. À tout petits sanglots. Ses doigts aux ongles noirs et brisés griffent le sol par à-coups.
– J'appelle la police ! dit en tremblant le jeune homme en extrayant son portable de sa poche.
La jeune fille a fait quelques pas, s'est penchée sur ce garçon nu dont la tête est couronnée du scalp et des bois d'un cerf. Le sang de l'animal a séché en larges croûtes sur ses joues et son cou.
Elle est prise d'une nausée qui lui tord l'estomac et se retourne vivement pour se jeter dans les bras de son amoureux.
Ni l'un ni l'autre n'entend le garçon nu appeler dans un souffle :
– Estelle...
Le temps d'une cigarette
Au commissariat central, l'appel d'un jeune homme affirmant qu'un garçon nu, la tête surmontée des bois d'un cerf, venait de s'évanouir en plein centre de la place du Capitole a d'abord été pris par le réceptionniste pour une mauvaise farce. Une nouvelle blague de potache !
L'information a tout de même remonté la voie hiérarchique pour atteindre l'officier de garde et aboutir au divisionnaire Bornand qui a immédiatement établi un rapport avec l'affaire suivie par le Parisien, Martin Servaz.
C'est ainsi qu'en moins de trois quarts d'heure, la place a été ceinturée, interdite aux curieux, investie d'une cohorte de policiers en civil ou en uniforme, et de médecins du Samu, et que les deux jeunes amoureux ont été conduits dans un fourgon pour faire leur déposition.
Apparus comme par enchantement, des journalistes et photographes de La Dépêche du Midi tentent en vain de pénétrer dans le périmètre de sécurité délimité par un ruban de plastique jaune que surveillent de nombreux agents.
Martin allume sa première cigarette de la journée et lui trouve immédiatement un goût infect. Il a l'estomac vide et regrette de s'être couché la veille après avoir avalé deux verres de whisky. Il regarde des infirmiers embarquer le jeune homme nu à bord d'une ambulance. On lui a retiré les bois de cerf ; ceux-ci demeurent au sol, grotesque parure que des techniciens de la police scientifique prennent en photo.
Mais Martin pense essentiellement au jeune homme nu.
« C'est Cédric Tissier... Il ne peut s'agir que de lui, naturellement ! Le voici enfin, le compagnon d'Estelle ! L'inconnu de la grotte... »
Puis il remarque deux hommes qui discutent, légèrement à l'écart. Il reconnaît aussitôt le juge Barrot, aussi élégant à cette heure matinale que s'il s'apprêtait à se rendre à quelque soirée mondaine.
L'attention Martin est plutôt attirée par le second personnage habillé de gris qui penche la tête tantôt à droite, tantôt à gauche... Et c'est ce tic qui ravive sa mémoire. Cet homme qu'il a aperçu lors de la cérémonie d'enterrement d'Estelle, ce cancrelat, c'est Legendre, un agent de la DGSE.
« Ce salopard ! Il a pris un sacré coup de vieux, mais c'est bien lui... »
Martin ne l'a croisé que deux ou trois fois, tout au début de sa carrière. Un type à la réputation sulfureuse. Un homme de réseau qui se complaît dans les intrigues.
« Bon Dieu, que vient-il foutre ici ? Je l'avais totalement oublié... Et voici qu'il surgit dans cette affaire ! Dans mon enquête... »
Martin fonce vers le groupe et, incapable de maîtriser sa colère, s'adresse d'emblée au juge Barrot en désignant Legendre :
– Puis-je vous demander, monsieur le juge, la raison de la présence de cette personne ?
Le juge n'a pas le temps de répondre que Legendre prend la parole, grimaçant un sourire qui lui fronce tout le visage.
– Je n'ai pas à justifier ma présence, commandant. Vous le savez très bien... Mais je suis étonné que vous me connaissiez ! Avons-nous été présentés ?
– C'est inutile ; vous m'avez appelé commandant, ce qui signifie que vous savez qui je suis. Quant à moi, je me souviens que vous m'avez soufflé une enquête il y a une douzaine d'années...
Le sourire de crapaud de l'agent s'étire ; Legendre fait mine de réfléchir.
– Attendez... Douze ans, dites-vous ? Ah oui ! Vous voulez sans doute parler de cette malheureuse affaire de l'ordre du Temple stellaire sur laquelle vous vous êtes cassé les dents ? Vous pensiez pincer une poignée d'illuminés alors qu'il s'agissait en réalité de terroristes qui se préparaient à commettre un attentat au Pays basque.
Martin serre les poings dans ses poches. Il meurt d'envie d'écraser ce sourire artificiel et cynique. Se tournant alors vers Barrot :
– Cela signifie-t-il que je suis dessaisi de l'enquête ?
– Mais non... mais non, bredouille le juge, dansant d'un pied sur l'autre. Mais non, je vous assure ! Il n'a jamais été question de cela, voyons.