– C'est bien ce que je pense. Donc, rien ne justifie la présence de ce monsieur...
Barrot se raidit, se hausse sur ses ergots, redresse le menton.
– Je suis le seul à pouvoir en juger, commandant ! Tenez-vous-le pour dit ! Je vous avais prévenu, cette affaire a débordé le cadre régional... Vous comprenez, n'est-ce pas ? Il y a d'abord eu la mort de la fille du professeur Sormand... Et la réapparition de Cédric Tissier ! Une réapparition saugrenue, j'en conviens.
– Il s'agit donc bien de Tissier, vous me le confirmez ? s'assure Martin.
– Il a été formellement identifié d'après des photographies.
– Monsieur le juge, reprend Martin, Cédric Tissier est mon témoin numéro un. Je dois l'interroger très rapidement.
– Vous plaisantez ! s'exclame Legendre en montrant l'ambulance d'un coup de menton. Je n'ai jamais vu un légume répondre à des questions. Ce garçon est dans un état pitoyable et il semblerait même qu'après avoir erré Dieu sait où pendant autant de temps, il ait perdu la raison. Du moins temporairement.
Martin ignore la remarque, revient vers Barrot pour demander :
– Je préférerais que les ordres viennent de vous, monsieur le juge : quel est votre sentiment ?
Manifestement embarrassé, Barrot regarde tour à tour Legendre et Martin. Il se décide enfin :
– Votre empressement est naturel et tout à votre honneur, commandant. Mais auparavant, et selon les premières constatations des médecins, il est urgent que votre témoin reçoive des soins. Il a été gravement commotionné ; le traumatisme qu'il a subi est tel qu'il est dans l'incapacité de parler. Ses blessures physiques sont superficielles... De simples égratignures. Par contre, son esprit... son esprit a été profondément marqué ! Il est incapable de prononcer autre chose que le prénom d'Estelle... Estelle Sormand, bien sûr !
– Je comprends, dit Martin plus calmement. Néanmoins, vous savez très bien que je ne pourrai rien en tirer si on le bourre de sédatifs ! Il est le maillon le plus important de mon enquête...
– C'est vrai, admet Barrot, mais, de toute manière, il est déjà trop tard. Les urgentistes lui ont administré une forte dose de calmants. J'ai ordonné qu'il soit immédiatement transféré aux Sorbiers.
Martin se prépare à contre-attaquer quand le téléphone portable du juge sonne. Barrot décroche pour répondre par monosyllabes à son interlocuteur, puis raccroche avec un petit sourire de satisfaction. Cet appel semble lui avoir permis de trouver une excuse pour se retirer.
– Bien, conclut-il, je dois y aller. Commandant, je crois que nous avons fait le tour du problème. Dès que Cédric Tissier sera en mesure de pouvoir supporter vos questions, vous l'interrogerez. Seulement si les médecins vous en donnent la permission ! Vous m'avez bien entendu ?
– Oui, monsieur le juge, soupire Martin.
Barrot tend une main molle et moite à Martin qui la lui serre en repensant à un poisson mort.
Le juge et Legendre se dirigent vers une voiture restée sous la surveillance d'un chauffeur. Martin écrase sa cigarette. Toute cette discussion n'a duré que le temps d'une simple cigarette ! Et elle lui a laissé dans la gorge un goût de cendre.
L'ambulance emportant Cédric va démarrer ; Martin court dans sa direction, sort sa carte de police, la présente au conducteur et grimpe à l'arrière pour s'asseoir sur la banquette au côté d'un policier. Un médecin est penché sur Cédric pour lui prendre sa tension.
« Qui sait, durant le trajet, ce gamin prononcera peut-être quelques mots, dans son délire... Et je me contenterai de peu... Trois fois rien peut suffire ! »
Martin, habituellement impatient, s'installe et attend avec un flegme qui le surprend... Il attend. Car cette enquête ne ressemble à aucune autre. Ses méandres sont infiniment complexes. Ils sinuent entre passé et présent... Épousent un chemin aussi tortueux que ceux des cauchemars. Un labyrinthe qui conduit d'une grotte à une autre... La première où Alexandra a perdu l'usage de ses jambes ; la seconde où Estelle est morte.
Dans la première, Raphaël Sormand était présent.
L'ambulance, sirène hurlante, quitte la place du Capitole. De la voiture dans laquelle il vient de s'installer, Legendre la regarde filer. Il a vu Martin Servaz y monter.
« Ce type est si prévisible ! » pense-t-il avec l'expression du joueur d'échecs qui a déjà prévu tous les coups de son adversaire.
Son visage de plâtre se crispe cependant une fraction de seconde.
« Prévisible, mais dangereux ! »
L'aveu Martin
Cédric Tissier n'a fait que prononcer « Estelle » dans l'ambulance qui l'a conduit aux Sorbiers. « Estelle... », sans arrêt, entre deux sanglots. Arrivé à la clinique, Martin a sauté de l'ambulance et commandé un taxi qui l'a ramené au commissariat général où il a retrouvé Seignolles, Souad étant déjà partie pour l'université Paul-Sabatier.
Le gendarme remarque d'emblée que le Parisien arbore sa tête des mauvais jours ! Depuis qu'il collabore avec lui, il a eu le temps de déchiffrer la gamme entière de ses expressions. Et celle-ci, lèvres pincées, sourcils froncés, front barré de deux rides, signifie la contrariété.
Martin se dirige droit vers le tableau de liège où sont punaisés les photographies des protagonistes connus de l'affaire, les notes, les graphiques... Il pose l'index sur le portrait de Cédric Tissier.
– Voici un témoin qui pourrait bien devenir un suspect ! dit-il tout bas, presque pour lui-même.
– J'ai appris que vous l'aviez accompagné à la clinique.
– J'en reviens, oui. J'ai fait chou blanc ! Il nous faudra attendre qu'il sorte du brouillard pour l'interroger.
Mais Seignolles n'a pas l'intention de s'attarder sur le cas de Cédric. C'est le cas Martin qui l'intéresse, ce matin. Et de prouver qu'un gendarme est tout aussi bon enquêteur qu'un commandant de son acabit !
Il se lance :
– Un prof et deux élèves qui se rendent dans une grotte en montagne, cela ne vous évoque rien, Martin ?
Martin se retourne brusquement et dévisage Seignolles, comprenant immédiatement que ce dernier est parvenu à nouer les fille de son histoire. « Cela devait arriver ! Le type est malin et a dû enquêter dans son coin... »
– Je suis désolé, poursuit Seignolles en ouvrant son carnet et en le feuilletant pour arriver à la page où il a noté tout ce qu'il a collecté sur Martin. J'ai plongé dans nos archives et suis tombé sur quelques articles de journaux édifiants qui devraient vous rafraîchir la mémoire... Je lis : Le professeur Sormand placé en examen pour négligence et mise en danger de la vie d'autrui... Deux étudiants de l'université Paul-Sabatier, Martin Servaz et Alexandra Extebarra, victimes d'un éboulement... La jeune fille dans un état grave...
Martin est pris de crampes à l'estomac. Il n'a toujours rien avalé et a déjà trop fumé... Et Seignolles lui jette son passé au visage en quelques phrases qui lui font aussi mal que des pierres !
– Cette Alexandra Extebarra, poursuit le gendarme, ne serait-ce pas la femme du cimetière, en fauteuil roulant ? Celle dont vous gardez la photographie sur une coupure de presse, dans votre portefeuille ?
Martin masque sa confusion derrière un sourire qui se veut admiratif. « Bravo, mon gars, tu feras du chemin. Que me reste-t-il maintenant comme option, sinon de tout déballer ? »
– C'est vrai, avoue-t-il. À l'époque, Sormand choisissait quelques-uns de ses étudiants qu'il réunissait en un petit cénacle... Nous étions une poignée à avoir été convertis ; car il s'agissait bien de croire à la théorie qu'il développait. Il nous avait convaincus qu'un deuxième monde jouxtait le nôtre... Un univers parallèle !
– Tiens donc !