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– Ne vous moquez pas, Luc. Vous n'imaginez pas le nombre de physiciens qui sont persuadés de l'existence d'un ou d'une multitude d'univers ! Les travaux de Sormand reposaient sur ceux d'illustres prédécesseurs. Il aurait pu s'en tenir là, se contenter de ses équations ; il s'est malheureusement mis en tête que ce deuxième monde était accessible...

– Je crois deviner, dit Seignolles. La transe ? La drogue ?

– Pire ! L'expérience de la mort imminente, Luc ! Sormand croyait que cet univers qu'il nommait l'Empyrée se situait aux frontières mêmes de la mort et que le sujet, mis en condition adéquate par l'absorption de psychotropes, dont le peyotl, subissait une décorporation. L'esprit quittait son enveloppe charnelle et, dans un espace hors du temps, abordait cet univers mitoyen...

– Ce dingue vous plaçait volontairement dans le coma ? s'exclame Seignolles. Il jouait avec votre vie ? Comme n'importe quel chaman d'Amazonie qui soigne les malades avec des fumigations et qui en tue plus qu'il n'en guérit !

– Vous avez raison jusqu'à un certain point, poursuit Martin. Il se glissait un brin de magie dans ce délire... Mais nous étions jeunes, Alexandra et moi ; cette magie, justement, nous attirait. Et Sormand en a profité.

– Comment ?

– L'amour, Luc ! Sormand avait vu que nous nous aimions et nous a proposé de tenter l'expérience ensemble... en nous unissant !

– Merde, le fou !

– Un fou génial, soupire Martin. Il disait que nous parviendrions tous deux, en un seul et unique esprit, à franchir la frontière scindant les deux mondes, si nous nous accouplions... Nous atteindrions l'Empyrée dans un orgasme, sur l'infime frange qui sépare la vie de la mort !

Seignolles referme son carnet et le pose sur son bureau. Il demeure un long moment pensif, le visage rembruni. Presque affligé. Puis il se décide :

– Et vous avez accepté ? Avec les risques que cette expérience présentait ?

– Je vous l'ai dit, Luc... Nous étions jeunes et amoureux. Sormand est terriblement persuasif, vous savez ! De plus, il était notre idole ; nous dévorions ses cours, ses conférences, et lisions toutes ses thèses.

– Un gourou, en quelque sorte ! D'où la suspicion où vous le tenez aujourd'hui... Vous pensez qu'il a renouvelé l'expérience et mis la vie de sa propre fille en danger, n'est-ce pas ?

– Je connais bien Sormand ; c'est un manipulateur, reprend Martin avec plus d'assurance. Il se damnerait pour découvrir son deuxième monde !

– J'apporterais une légère nuance : il ne tente pas lui-même l'expérience. Il se sert de cobayes !

– Car c'est lui qui était chargé de nous ramener à la vie, Alexandra et moi. Il avait emporté avec lui le matériel nécessaire.

– Le brave homme ! raille Seignolles. Monsieur conduit des gamins pas loin du point de non-retour et les réanime pour qu'ils lui fassent un joli rapport bien précis sur le fait de savoir si les anges ont un sexe ou pas ! N'empêche, cela ne nous suffit pas, dans l'état actuel de notre enquête, à avancer qu'il est responsable de la mort de sa fille. Même s'il a fait cette connerie il y a dix-sept ans ! Dommage...

– Je suis d'accord avec vous ! reconnaît Martin. Je ne suis pas convaincu qu'il soit directement coupable. Quelqu'un a pu répéter l'expérience à partir de ses théories. Car ce qui m'a alerté, lors de la visite de la grotte, c'est justement tous ces détails qui différaient avec le souvenir que j'avais conservé de notre aventure. Rappelez-vous, je vous en ai fait part.

– Je m'en souviens, en effet.

Martin n'y tient plus ; il se rend à l'une des trois fenêtres qu'il ouvre en grand, et allume une cigarette. Il aspire profondément une grosse goulée de fumée qui lui poivre aussitôt la gorge. Il aime tant ce passage furtif de la mort qu'il accueille dans ses poumons, la faisant venir pas à pas...

Il apprécie que Seignolles, en gardant le silence, n'interrompe pas ce fugitif instant de sérénité qui l'apaise. Ainsi ses pensées se libèrent de leurs liens. Avoir avoué à son collègue ce qui s'est déroulé autrefois dans la grotte sombre et humide l'a soulagé. Il aurait dû néanmoins lui préciser que l'éboulement s'était produit à un moment bien particulier...

Il réalise qu'il n'en a jamais parlé à personne, depuis... Personne !

Sa cigarette achevée, il se retourne vers le gendarme qui a gardé les yeux rivés sur son carnet. Et il lui demande :

– Vous avez peut-être en tête l'idée de me faire dessaisir du dossier parce qu'il y aurait conflit d'intérêt entre des événements de ma vie passée et l'affaire d'aujourd'hui ?

– Je suis juriste de formation... Évidemment que j'y ai pensé. Un simple mot de ma part pourrait vous mettre sur la touche.

– Et... ?

– Vous voyez, j'ai refermé mon carnet... Ce que je sais de vous y dormira ! Souad n'apprendra rien, et si personne d'autre que moi ne vous relie à l'expérience qu'a réalisée le professeur Sormand il y a dix-sept ans, nous poursuivrons l'enquête ensemble. Vous pouvez même vous révéler être un atout supplémentaire.

– Je vous remercie, Luc, dit-il en revenant vers le tableau d'informations. Dans ce cas, reprenons le travail... Et préparons la perquisition que nous devons mener chez Sormand... Si ce vieux salopard a trempé dans la mort d'Estelle, je vous jure que je me ferai un plaisir de lui passer moi-même les menottes !

– Vengeance personnelle ?

– Vengeance pour Alexandra et moi...

Secret défense

Seignolles a pris le volant. Martin l'observe du coin de l'œil. Son collègue étant en uniforme, il s'attend à ce que celui-ci adopte sa conduite précise, appliquée, nez en avant. Le gendarme ne le déçoit pas ; il se coule dans le trafic avec la concentration d'un bon élève.

Ne quittant pas la route des yeux, Seignolles demande :

– Vous pensez que Sormand a influencé sa fille au point que celle-ci ait pu tenter l'expérience de décorporation avec Cédric Tissier ?

– C'est probable, répond Martin tout en réfléchissant. Cependant, j'aimerais pouvoir faire le lien avec Gwen et son petit club d'initiés dont Souad nous a parlé.

– Je crois que ce n'est pas trop difficile à imaginer, remarque Seignolles. Gwen est la maîtresse de Sormand ; elle a sans aucun doute partagé autre chose que l'oreiller avec lui. Tel que je commence à cerner le personnage, celui-ci aura évoqué l'existence de cet univers parallèle en usant de son pouvoir de persuasion. Il n'a peut-être joué qu'un rôle subalterne dans l'affaire...

– Probable, répète Martin. Sormand peut n'avoir été qu'un incitateur. Gwen se serait emparée de sa théorie... Rien de plus dangereux que les imitateurs ! Une imitatrice, en l'occurrence.

Le gendarme s'engage sur l'avenue Jules-Julien. Les deux hommes gardent le silence jusqu'à la route de Narbonne. Sitôt l'embranchement passé, Seignolles ose tourner la tête vers son collègue.

– Qu'imaginez-vous découvrir au cours de la perquisition du bureau du prof ?

– Pas grand-chose, je le crains... Nous ne sommes pas en présence d'un crime habituel. L'arme de l'assassin, c'est son cerveau ! C'est ce qui bouillonne dans sa tête qui est mortel. Les équations qu'il y fait germer sont de véritables poisons.

– Je me demande..., commence Seignolles.

– Oui ?

– Je me demande si vous le détestez plus que vous ne l'admirez !

Martin ne répond pas. Il ne s'est jamais posé cette question. Le détester ? Naturellement. Car il a été la cause de sa séparation d'avec Alexandra. Cause de la paralysie d'Alexandra... Cause de ce qu'il est devenu, lui, Martin, ce type qui traîne sa vie comme un fardeau. Toujours trop lourd. Tellement encombrant. L'admirer ? Effectivement : Sormand est un visionnaire, un génie de la physique quantique qui aurait pu devenir un réel maître à penser s'il n'avait sombré dans la folie en menant cette quête insensée...