Martin ne bronche plus jusqu'à ce qu'ils soient parvenus à l'université. Là, voyant l'attroupement des étudiants maintenus à distance par un service d'ordre devant l'entrée de l'UFR de physique-chimie, il s'écrie :
– Nom de Dieu, j'avais pourtant insisté auprès du juge pour que cette perquisition soit menée de manière discrète ! Et ce petit imbécile rameute toute la flicaille de la région ! Vous étiez au courant, Luc ?
– Je vous jure que non ! se défend le gendarme. Mais Barrot a la réputation de n'en faire qu'à sa tête et de conduire ses enquêtes de façon peu orthodoxe.
À peine Seignolles a-t-il coupé le moteur que Martin bondit hors du véhicule, livide de colère.
– Attendez-moi ! lui lance Seignolles en le rejoignant. Vous n'allez tout de même pas casser la gueule à Barrot ?
– C'est pourtant ce qu'il mériterait ! grogne Martin en fendant le cordon de police, sa carte d'enquêteur brandie à bout de bras comme une arme. Je voulais que les choses se passent quasiment en silence. Résultat : cet événement risque de faire la une de La Dépêche du Midi dès demain. Si ce n'est l'ouverture du JT !
S'engageant dans le couloir menant au bureau de Raphaël Sormand, Martin aperçoit Barrot et Legendre devant la porte.
– Non ! s'exclame-t-il à l'adresse de Seignolles. Ce cloporte de Legendre s'est invité ! À moins que... Pour lui non plus, vous n'étiez pas au courant, Luc ?
– Je ne sais même pas de qui vous parlez ! s'étonne le gendarme. Legendre ? Connais pas !
Martin accélère le pas. Il a hâte d'en découdre avec Barrot et Legendre. Il passe devant quatre policiers qui s'activent, entrant et sortant du bureau de Sormand avec des cartons remplis de documents, ainsi que des ordinateurs.
Fonçant sur le juge Barrot et ignorant délibérément l'agent de la DGSE :
– Monsieur le juge, je crois que nous ne nous sommes pas compris, tout à l'heure, place du Capitole...
– Pardon, commandant ?
– Vous m'avez bien affirmé que je conservais la maîtrise de cette enquête ?
Barrot pâlit et déglutit laborieusement en sautillant dans ses fines chaussures italiennes.
– Effectivement, parvient-il à glisser entre ses dents. Je... Je ne reviens pas sur ce que je vous ai dit, mais...
– Mais... ? le presse Martin, impatient.
Le juge recule d'un pas comme s'il craignait que Martin le gifle, tant l'enquêteur paraît hors de lui.
– Mais, reprend-il en bredouillant, cette perquisition a finalement été confiée au colonel Legendre !
– Qu'est-ce que la DGSE vient foutre dans cette affaire ? De quoi se mêle le contre-espionnage ? Pouvez-vous me dire où est sa place dans la mort d'une gamine qui a fait une overdose et le fait qu'un gosse se trimballe à poil avec le scalp d'un cerf sur la tête ?
Mouvement de tête à gauche. Mouvement de tête à droite. Sourire crispé, Legendre intervient de sa voix de curé à confesse :
– Il ne s'agit pas essentiellement de ces deux événements, commandant. Il se trouve que le professeur Sormand, dont nous ignorons le rôle dans cette déplorable affaire, en est néanmoins l'un des acteurs... Et ses travaux sont classés secret défense !
Se tournant vers Seignolles, Martin explique :
– Vous comprenez ce que cela implique, Luc ? Une grande partie de l'enquête va nous échapper au profit de ces messieurs de la Défense.
– Allons, tempère le juge, le colonel Legendre s'est engagé à vous transmettre tous les éléments dont vous pourriez avoir besoin.
Martin revient à Barrot et Legendre auxquels il lâche :
– S'est engagé... ! Lorsque j'aurai noirci quinze formulaires qui devront être signés et contresignés par une demi-douzaine de fonctionnaires ! Vous vous payez vraiment ma tête, l'un et l'autre !
Puis, tournant les talons, il reprend le couloir en sens inverse, entraînant Seignolles par le bras.
Dévalant les escaliers quatre à quatre pour suivre Martin, le gendarme dit :
– Je prenais cette histoire de monde parallèle pour une blague... Et voilà que déboule la Défense, qui nous empêche de fourrer notre nez dans les équations de Sormand ! Celui-ci n'est peut-être pas le charlatan que j'imaginais...
– C'est bien un charlatan, précise Martin. Mais c'est aussi l'un des plus éminents physiciens actuels ! Et ça, le gouvernement le sait !
– Vous voulez dire qu'il est protégé ? interroge Seignolles. Le colonel Legendre n'était là que pour mettre ses travaux en sécurité ? C'est pourquoi il nous a devancés ?
Martin esquisse une moue de dépit pour répondre :
– Et Barrot lui a ouvert la porte du bureau de Sormand en s'allongeant à ses pieds comme une carpette !
Désormais, Martin ne peut plus compter que sur la fidélité de Seignolles et de Souad pour poursuivre l'enquête. Barrot est passé de l'autre côté... Celui de l'ombre, des coups tordus, des chausse-trappes...
L'éboulement
Maman est rentrée de sa garde de nuit peu après six heures. C'est le bruit de la porte électrique du garage qui m'a réveillé. Marie devait guetter maman ; elle est aussitôt sortie de sa chambre pour aller à sa rencontre.
J'ai attendu quelques instants avant de me lever pour me glisser dans le couloir. Là, j'ai attendu encore... Maman et Marie parlaient dans la cuisine. Je ne suis pas parvenu à entendre ce qu'elles se disaient. Juste le son de la cafetière électrique qui ronronnait et recouvrait leurs voix basses.
Puis, au bout d'un quart d'heure, le grincement de la porte de la serre m'a engagé à redescendre. Je pouvais enfin aller les espionner...
J'ai pris l'habitude de me déplacer en silence dans notre nouvelle maison dont j'ai mémorisé tous les volumes, comptant le nombre des marches de l'escalier, calculant les pas que je dois faire pour atteindre la porte de la serre dans le noir, aussi bien que le ferait un aveugle. Avec la même aisance. Percevant les obstacles et les évitant mieux que si je possédais des antennes. Car c'est mon esprit tout entier qui se projette dans l'espace et m'alerte. Une chaise déplacée... le sac de maman posé à même le sol... ses chaussures... J'esquive tout !
Parvenu dans le minuscule vestibule carrelé qui précède la serre, j'ai redoublé de prudence. Maman et Marie chuchotaient, me croyant en train de dormir.
Mais, l'oreille fortement pressée contre la porte, j'ai réussi à suivre leur conversation.
Marie disait :
– Alexandra, ce n'était qu'un rêve ! Seulement un rêve... Même pas l'une de tes visions !
Après un long moment, maman a répondu :
– Non, c'était bien plus que cela. Comment expliques-tu les courbatures que j'ai éprouvées dès que je me suis réveillée ? J'avais les mollets durs comme du bois, et mes cuisses me faisaient un mal fou ! J'en ressens encore la douleur...
– Alexandra, tu es la première à pouvoir justifier ces sensations. Ce ne sont que des rémanences psychologiques ! Des douleurs somatiques...
– Justement, a insisté maman en forçant un peu la voix, tu es ma kiné, et non ma psy. Contente-toi de me masser pour faire disparaître ces « douleurs somatiques » !
Encore quelques secondes avant que maman n'ajoute :
– Tous les médecins que j'ai consultés m'ont affirmé qu'aucun signe clinique ne m'empêchait de marcher. Je devrais pouvoir tenir debout et je reste dans ce fauteuil, paralysée. C'est dans ma tête que tout se passe ! Je refuse de marcher... Je me l'interdis malgré moi.
– Qu'essaies-tu de me dire ? Que tu te punis ? Que tu t'infliges de toi-même un châtiment ? Et pour expier quelle faute ?