– Peut-être celle d'avoir accepté d'entrer dans cette grotte, il y a dix-sept ans, et de m'être livrée avec Martin à l'expérience de Raphaël...
– L'autre et toi étiez sous l'emprise de Sormand. Le plafond de la grotte s'est effondré, tu as eu les jambes brisées, et, depuis, je fais en sorte d'entretenir au mieux tes muscles.
– Tu résumes trop brièvement ce qui s'est réellement déroulé dans cette grotte... Il y avait autre chose avec nous ! Une présence indéfinissable que je percevais dans toute ma chair. Du vivant qui m'était étranger !
– Vous étiez drogués ! s'emporte Marie. Toi et l'autre étiez défoncés à coups de psychotropes et de peyotl. Vous étiez au bord de la mort, bon Dieu ! Vous étiez presque morts ! Tu ne te mettras donc jamais cela dans la tête ? Tu as subi un traumatisme psychologique épouvantable, Alexandra...
Moi, derrière la porte, je me suis mis à trembler de tout mon corps. J'étais gelé, d'un seul coup. Pris d'une panique effroyable qui m'a poussé à remonter dans ma chambre et à me recoucher... À me cacher sous les draps pour me protéger de cette abominable réalité. De cette vie à laquelle je n'appartiens pas véritablement.
Je ne voulais plus penser. Ne plus repenser à ce que maman avait raconté. Cette grotte que je n'ai jamais vue et qui, cependant, m'est apparue aussi précisément que si je venais d'en sortir, ayant évité de justesse l'éboulement qui a blessé maman.
Le baiser
Sur le campus, c'est la pause de midi ; les étudiants se dirigent par petits groupes vers les cafétérias, le réfectoire ou le gazon pour « sandwicher » entre camarades, au soleil.
Souad sort du cours de physique avec un peu de retard, Gwen lui ayant demandé de rester quelques instants pour la sermonner : « Même si vous êtes de toute évidence brillante et largement au niveau de ce TD, cela ne vous autorise pas à contester mon cours devant les autres élèves ! »
Souad n'a pas été étonnée d'essuyer cette remontrance. Il est vrai qu'elle aurait dû éviter d'intervenir quand elle a relevé à haute voix une erreur dans une séquence d'équations que Gwen alignait au tableau. Virginie, qui a maintenant pris place régulièrement à côté d'elle, lui a d'ailleurs fait remarquer qu'elle allait s'attirer les foudres de la gourou. Mais Gwen a préféré attendre que tous les étudiants soient sortis pour retenir Souad, laquelle s'est excusée avec suffisamment de diplomatie et d'humilité pour satisfaire la chargée de TD.
– On déjeune ensemble ? propose Virginie.
– Désolée, répond Souad, je crois que je vais retenter ma chance auprès de Florent.
– Mince, tu en pinces pour ce gars ?
– Si l'on veut... Disons qu'il est le premier que je peux me mettre sous la dent depuis mon arrivée à Toulouse. Tu sais où il est parti ?
À regret, Virginie lui désigne la pelouse. Souad la laisse en plan avec un « À tout de suite ! » qui ne la console pas de se retrouver seule pour déjeuner ; elle en perd son sourire rose bonbon.
Souad chaloupe entre les groupes assis ou allongés sur l'herbe pour parvenir jusqu'à Florent qui pioche machinalement dans une barquette de frites, l'air absent.
– C'est le cours que tu as fui, ou c'est moi ? demande-t-elle sur un faux ton de reproche en s'accroupissant devant lui.
Florent lève à peine les yeux et ne réagit pas au chapardage d'une de ses frites.
– Tu n'as pas l'air d'être dans ton assiette ! mâchonne l'enquêtrice.
– Ça ne t'arrive jamais d'avoir envie d'être seule ?
– Allons ! Ne te bile pas ! Une légère déprime, sans doute, mais j'ai ce qu'il faut pour ce genre de situation...
Joignant le geste à la parole, elle explore la poche intérieure de son blouson pour en sortir une petite boîte en métal qu'elle ouvre sous le nez du garçon.
– Merde ! s'exclame-t-il en découvrant le contenu de la boîte.
Quatre joints soigneusement roulés.
– Inutile de faire une tête pareille ! Sers-toi !
Souad prend délicatement un joint qu'elle allume en fronçant légèrement les paupières. Elle attend que Florent se serve, mais celui-ci paraît effrayé à l'idée d'être surpris en train de téter un pétard en plein milieu d'une pelouse du campus. Il regarde sur sa gauche, puis sur sa droite.
– Tu es folle ! Pas ici !
– Tu devrais essayer, lui recommande-t-elle, c'est du bon, crois-moi ! Fait maison ! Écolo, naturel et bio ! Cultivé selon de bonnes méthodes ancestrales qui ont fait leurs preuves. Productrice et consommatrice !
Florent hésite. Il a posé sa barquette de frites inachevée dans l'herbe et donne l'impression de vouloir tendre la main. Il se retient cependant. Souad referme sa boîte et la range dans la poche de son blouson. Elle éprouve intérieurement du plaisir à manœuvrer cette grande perche qui la dévore des yeux.
– Comment cela ? s'étonne Florent. Tu te fais ton shit ?
– Ras le bol de me faire refiler de la merde ! Je préfère maintenant me concocter mon propre mélange. Ça défonce bien et je suis certaine qu'il n'y a pas tromperie sur la marchandise ! Je n'ai pas envie de me retrouver sur un lit d'hosto avec le cerveau en bouillie.
– Tu fais cela depuis longtemps ?
– Quelques mois déjà ! Plus les psychos !
– Tu en prends aussi ?
– Bien sûr ! Mais là, disons que j'ai une excuse de type professionnel ! Je compte écrire ma thèse sur les états de conscience modifiés.
Florent s'est imperceptiblement rapproché de Souad et s'appuie sur un coude pour se trouver à hauteur de son visage.
– Si je comprends bien, dit-il, tu as ton petit labo ?
– Exact ! Histoire de rester en vie en ne prenant pas de la saloperie.
– Hallucinant !
– C'est le mot ! lance Souad en s'esclaffant.
Finalement, Florent s'empare du joint de la jeune femme pour en tirer plusieurs bouffées qu'il aspire longuement, paupières mi-closes, quêtant déjà leur bienfait. Souad le regarde de ses grands yeux sombres, donnant l'impression d'attendre un événement particulier. Lequel devrait naturellement se produire...
Florent s'allonge. Il flotte un instant entre terre et ciel. Juste quelques secondes. Un doux moment mis entre parenthèses par la fumée qu'il a absorbée. Il voit Souad s'étendre à son côté, au ralenti... Malgré l'odeur du joint, il distingue son parfum sucré et cependant légèrement piquant. Du miel, des pétales de rose froissés et un grain de piment.
– Qu'est-ce que tu penses de Gwen ? demande-t-il soudainement.
– Un peu barrée, mais bonne dans son domaine. Je commence à l'apprécier... Je suis certaine qu'elle gagne à être connue.
Florent émet un rire aigrelet, les yeux maintenant rivés à ceux de Souad.
– Elle n'a pas accepté que tu la remettes à sa place, durant le cours ; ça n'était pas très malin de ta part.
– Je comprends...
Le regard de Souad se voile imperceptiblement. Suffisamment pour que son changement d'état agisse sur Florent qui, presque brutalement, se met de côté, s'empare des épaules de la jeune femme et écrase ses lèvres sur les siennes.
Souad avait tout prévu. Même le moment où sa victime craquerait. Elle se laisse donc embrasser et joue très professionnellement de la langue pour que son partenaire ait la certitude qu'elle succombe à son charme.
Mais elle pense à Martin et le baiser de Florent lui râpe la bouche.
Aux Sorbiers
Seignolles a insisté pour emmener Martin prendre le temps de déjeuner dans l'un de ses restaurants favoris, Les Jardins d'Alice, rue Croix-Baragnon. L'établissement fait aussi galerie d'art. En retrait, on l'atteint après avoir traversé une courette, puis une allée pavée et une seconde cour plus spacieuse.