– Je vous en remercie, dit Martin sans conviction. Et, alors qu'il s'apprête à appuyer sur le bouton du rez-de-chaussée, il demande : Le docteur Extebarra est-elle à la clinique, aujourd'hui ?
– Vous la connaissez ? s'étonne Vals.
– Oui... Un peu.
– Elle était de garde cette nuit ; elle doit être chez elle à se reposer, je présume. Elle ne reprendra son service qu'à quinze heures.
Une fois dehors, Martin commande un taxi à l'aide de son portable, puis allume une cigarette.
Certes, Cédric n'a pas parlé... Néanmoins, sans qu'il le sache, il lui a confirmé ce que Souad lui a appris : ce petit tatouage dans le cou est la preuve qu'il appartient effectivement à la secte que dirige Gwen. Par contre, Estelle, elle, n'en possédait pas. On lui a peint le signe sur le dos avec le sang d'un cerf...
« Estelle est-elle morte au cours d'une initiation ? »
La petite église
Les ruines de la petite église romane de Clairac ont été envahies depuis longtemps par d'épais ronciers et d'agressifs halliers qui se sont emparés de ses murs aux gros moellons moussus, ainsi que des derniers pans de la charpente vermoulue qui menace de s'effondrer à chaque nouvel orage.
Mais l'édifice abandonné tient encore. L'arc de son portail restauré au xve siècle, est demeuré étonnamment intact ; les tourterelles viennent s'y poser pour y lancer leur sourd chant de gorge.
Juchée sur un mamelon, adossée à la forêt, la ruine domine la plaine de la Garonne où s'étendent les champs que cultivent les rares paysans du village de Clermont-Dessous qui se sont servis un temps de la chapelle pour y entreposer leur foin.
Puis elle fut ignorée à nouveau jusqu'à ce que Gwen la découvre et décide d'en faire le lieu susceptible d'accueillir les réunions qu'elle organiserait avec ses jeunes adeptes...
En passant par la forêt, nul ne les verrait. C'était l'endroit idéal pour se défoncer, expérimenter de nouveaux mélanges, herbes ou acides, faire l'amour en toute discrétion... Et réunir le Cercle.
Cet après-midi, dès la fin des cours, Gwen invite Florent à se rendre à Clairac.
– J'ai envie de fumer et de discuter avec toi, lui dit-elle. Et même plus, peut-être !
Il n'est pas dans l'habitude de leur groupe d'aller s'isoler dans l'église avant la nuit, et Florent s'en étonne. Néanmoins, le jeune homme accepte ; le baiser volé un peu plus tôt à Souad l'a laissé sur sa faim. Il s'inquiète cependant un peu : Gwen les aurait-elle surpris ?
Lorsqu'ils arrivent dans la chapelle, la chargée de TD étend une épaisse couverture sur le sol et commence à se déshabiller.
– Ne perdons pas de temps ! lance-t-elle à Florent qui dégrafe déjà la ceinture de son jean.
Ils se retrouvent rapidement nus, allongés côte à côte, tirant sur leur joint. Tout d'abord sans parler, écoutant le rire triste des tourterelles et le vent chahuter les feuillages. Quelques minutes, ils abandonnent leur esprit à la drogue.
Puis, la voix légèrement cotonneuse, Gwen demande :
– Que cherche cette beurette qui tourne autour de toi ?
– Souad ?
– Oui... J'ai remarqué son manège. Tu lui as parlé du Cercle ?
Florent met un certain temps avant de répondre :
– Bien sûr que non ! Pour qui me prends-tu ?
– Pour un mâle incapable de maîtriser ses hormones ! Je te connais, Florent... Tu salives rien qu'à la regarder ; ça crève les yeux ! Et elle l'a compris ; elle en rajoute et te déballe le grand jeu.
– Je lui plais peut-être.
– Peut-être, reprend la jeune femme en fermant les paupières durant quelques secondes, avant de poursuivre : Il n'empêche que je me pose des questions à son sujet... Elle est brillante, trop brillante même ! Trop maligne, surtout... Trop mature...
Florent repense au baiser que Souad a accepté. « Trop sensuelle, oui ! »
– Il faut que tu saches, dit-il, elle prépare ses propres psychos... Elle m'a même affirmé qu'elle possédait un labo perso !
– Tu parles !
– Tu devrais lui donner sa chance ; elle nous serait utile ! Je suis certain qu'elle fabrique du bon ! Pas de la merde comme ce que Cédric et Estelle ont avalé... Tu sais que depuis ce jour-là je me méfie, et je ne suis pas le seul ! Nous devons changer de carburant...
Gwen se cale sur un coude, pose sa joue dans sa main et tend son buste de manière à ce que la pointe de ses seins touche le torse du garçon.
– Je ne suis pas certaine, avance-t-elle, que le moment soit bien choisi pour intégrer une nouvelle dans le Cercle. Tu ne me ferais pas un peu de chantage, Florent ?
– Prends-le comme tu veux ! Mais les autres et moi, nous n'avons pas envie d'y laisser notre vie...
– Donne-moi le temps de réfléchir, murmure Gwen en pressant plus fortement ses seins contre la peau de Florent. En attendant, nous avons mieux à faire, non ? Est-ce que j'embrasse aussi bien que Souad ?
Florent ne peut s'empêcher de rougir. Ses oreilles le brûlent et il peine à supporter le regard de la jeune femme qui le fouaille au plus profond.
« Elle nous a donc vus... Elle voit toujours tout ! »
Derrière la porte
Au cours de la réunion quotidienne du soir, au QG, Martin a évité d'apprendre à ses deux collègues qu'Alexandra était médecin aux Sorbiers. Sans doute le confiera-t-il plus tard à Seignolles, Souad ne sachant pas et devant ignorer les rapports qui l'unissent à Alexandra. Il leur a juste parlé de Cédric... De son tatouage.
Une nouvelle soirée médiocre. Les maigres résultats obtenus n'étoffent pas leur enquête que la présence de Legendre obscurcit plutôt, les confortant tous trois dans le sentiment que « l'affaire Estelle », comme on la nomme désormais, pourrait déboucher sur des implications plus importantes qu'une banale investigation relative à la mort par overdose d'une gamine.
Sa journée professionnelle est terminée, du moins Martin en a-t-il décidé ainsi ; il roule en direction de la maison d'Alexandra. De nouveau le temps s'abolit, sa mémoire exhume les souvenirs, les extrayant du caveau où il les avait enterrés. Quinze ans de séparation n'ont donc pas suffi à les étouffer... Alexandra n'a jamais cessé de le hanter à son insu, tel un discret fantôme.
Que cette femme brisée exerce comme psychiatre aux Sorbiers lui inspire de l'admiration. Alexandra n'a donc pas renoncé à la vie. Elle a juste imprimé à la sienne une direction différente que celle qu'elle avait choisie jadis... Elle n'aura pas été la célèbre physicienne qu'elle désirait devenir en traquant ces hadrons, baryons et autres quarks qui font danser les particules élémentaires... Elle a abandonné l'infiniment petit de la matière et l'infiniment grand de l'espace pour se consacrer aux souffrances nées de maux invisibles, hors des chemins trop précis que dessinent équations et formules mathématiques.
Il l'a appelée, lui demandant si elle accepterait de le recevoir. Contrairement à ce qu'il redoutait, elle s'est montrée chaleureuse, lui proposant même une heure plutôt tardive, comme si elle souhaitait qu'il y eût une part d'intimité dans leur rencontre...
Il se surprend à sourire alors qu'il aborde le dernier virage avant la maison. La nuit est désormais tombée sur la campagne et la forêt dont il a pu admirer les couleurs avant qu'elles s'estompent dans l'obscurité.
Il coupe le moteur, allume une cigarette dont il ne tire que deux bouffées avant de l'écraser en sortant de la voiture. Il ne veut pas que son haleine soit chargée de tabac ! Son cœur bat la chamade comme un adolescent qui vient voir sa petite amie pour la première fois en présence de ses parents.
Le voici qui avance d'un pas à peine assuré dans l'allée gravillonnée, observant les fenêtres par lesquelles coule une lumière tamisée. Son cœur ne cesse de frapper dans sa poitrine... Trop rapidement. Trop fort.