Oui... la faculté de Toulouse... Et lui ! Qu'elle a aimé plus que tout, prête à se damner pour qu'il l'aime en retour. Ils s'étaient effectivement aimés avec passion et tendresse. Elle avait cru dompter ses rêves, ou les partager un peu. S'imaginant que l'éternité ressemblerait à cet amour.
Le cerf plongeant dans l'abîme de ténèbres... Leur amour s'est brisé brutalement ; y repenser aujourd'hui ne suscite en elle que de la douleur.
Aussi, pour rompre le cheminement de ses souvenirs, comme elle le fait tous les matins au réveil, elle se décide enfin à appuyer sur la sonnette qui se trouve sur sa table de nuit, et s'allonge à nouveau pour recouvrer son calme, attentive à son rythme cardiaque qu'elle apaise par un exercice respiratoire. Bientôt, son angoisse reflue jusqu'à ce que ne subsiste plus qu'une vague inquiétude à la lisière de son esprit. Des bribes de son rêve. Juste une lueur de folie dans la pupille de l'animal plongeant vers sa mort...
Elle est de nouveau sereine quand s'ouvre la porte sur Marie, tenant à la main une tasse de café fumante. Alexandra lui sourit. Marie ! Sa Marie ! Comme elle l'aime ! Que serait-elle devenue, sans elle ?
– Alors, ma chérie ? la questionne celle-ci en lui tendant la tasse et en s'asseyant sur le rebord du lit. Tu as bien dormi ?
– Sans doute, répond Alexandra, en tout cas jusqu'à ce matin où j'ai fait un rêve insolite... Un cauchemar, devrais-je dire ! Quelque chose d'inquiétant... Tu sais, une vision comme celles que j'avais autrefois...
Marie lui prend la main, souriante. Un sourire qu'apprécie Alexandra. Plein d'une chaude tendresse qui la réconforte. Les lèvres qui s'étirent en plissant les joues de minuscules sillons. Le nez qui se fronce un peu, pareil à celui d'un chat. Les yeux qui brillent. Tout le rond visage de Marie n'est que sourire.
Et sa voix, si douce et lente, dont toutes les syllabes chantent. Maternelle et rassurante.
– Allons, ma chérie ! N'y prête pas trop d'attention. Je pense que le fait que nous nous soyons réinstallées à Toulouse, que tu prennes ton poste demain à la clinique des Sorbiers, que Margot attaque bientôt son année scolaire dans un nouvel environnement, te trouble plus que tu ne le souhaiterais. C'est tout à fait normal. Prends tranquillement ton café et je reviens m'occuper de toi ensuite.
– À propos, s'inquiète Alexandra alors que Marie s'apprête à sortir, elle est levée ?
– Penses-tu ! Tu la vois debout à neuf heures, quand elle n'a pas encore cours ?
– Non ! Pas vraiment...
Marie referme doucement la porte. Détendue, Alexandra se laisse aller contre l'oreiller que Marie a tapoté dans son dos pour le remettre en forme, et entreprend de boire son café par petites gorgées pour en profiter pleinement.
« C'est vrai, pense-t-elle, une nouvelle vie commence, après dix-sept ans d'exil à Nantes. » Elles ont emménagé, Marie, elle et Margot, dans une splendide maison qui lui a aussitôt fait oublier celle qu'elles occupaient en Bretagne. Le rez-de-chaussée spacieux se répartit entre un grand salon ouvrant sur les montagnes, une vaste cuisine, elle aussi orientée vers les cimes, enfin cette pièce dont elle a fait sa chambre. Celle-ci se trouve à l'arrière de la maison, proche de la serre aménagée par les anciens propriétaires, où Marie prépare les baumes qu'elle utilise pour la masser... Le parfum de ses plantes parvient d'ailleurs à s'insinuer jusque dans sa chambre pour y stagner, entêtant. En visitant la maison, elle a immédiatement adopté cette pièce dotée d'une salle de bains. D'abord parce qu'elle se situe au rez-de-chaussée, ce qui lui facilite la vie, mais aussi pour sa fenêtre qui donne sur la lisière de la forêt de sapins, quelques dizaines de mètres plus haut. Elle a toujours adoré ces arbres évoquant tour à tour Noël et les contes de son enfance... Marie et Margot se partagent le premier étage où elle n'a évidemment jamais mis les pieds, mais ses deux « indispensables », comme elle les appelle, le lui ont suffisamment décrit pour qu'elle en ait une idée précise.
Elle apprécie déjà ce nouveau domicile, tout comme elle a été positivement impressionnée par le lycée de Margot et le proviseur qui les y a reçues. Elle est certaine qu'ici Margot saura trouver sa place, se faire des amis, pratiquer toutes les activités possibles et imaginables dont raffolent les gosses de son âge... Mais, justement, Margot ne ressemble pas vraiment à ce qu'on attend d'une adolescente de dix-sept ans.
Ayant vidé sa tasse, elle la repose sur la table de nuit et s'abandonne à la paresse.
« Pas franchement la bonne réaction, ma vieille ! se dit-elle. Surtout au seuil de ta nouvelle existence ! N'oublie pas que les vacances sont terminées... Perdre l'habitude de la grasse matinée va te coûter ; tu y as tellement pris goût ! Demain, tu es la psy qu'on attend aux Sorbiers et tu dois faire une excellente impression, malgré ton handicap... Tu ne peux pas débarquer les paupières bouffies de sommeil ! Tu n'es peut-être pas complète, mais tu as un joli visage, un buste pas mal du tout, des yeux qui font craquer les hommes et mettent les patients en confiance. »
Les Sorbiers lui plairont aussi. Trouver un poste n'a pas été si difficile, grâce aux nombreuses publications qu'elle a éditées et à la réputation que celles-ci lui ont apportée. Elle a même été invitée à une émission de télé qui lui a prodigué son quart d'heure de gloire !
Pourquoi avoir choisi les Sorbiers parmi les trois établissements qui avaient retenu sa candidature ? Elle doit admettre que la principale raison est fort prosaïque : la clinique est proche de la maison. Cinq kilomètres, tout au plus. Une jolie bâtisse qui ressemble plus à un hôtel particulier qu'aux deux usines qu'elle avait visitées en premier lieu. Et puis, elle a été immédiatement conquise par sa situation en pleine campagne, adossée à une petite forêt de sapins. Un établissement à taille humaine. Pas de longs couloirs blancs. Pas d'immenses salles où les malades errent comme des voyageurs égarés. Mais un parc ceinturé de murs de meulière où les patients qu'elle a croisés lui ont donné le sentiment d'avoir conservé leur âme.
Soudain, Marie frappe à sa porte et entre.
– Allez, debout, flâneuse ! s'exclame-t-elle. Voici le programme : lever, massage et préparation psychologique à ton nouvel emploi !
Alexandra éclate de rire.
– Je ne savais pas que j'avais loué une chambre dans une caserne !
– Dans ton cas, il faut de l'ordre et de la discipline ! réplique gentiment Marie en avançant un fauteuil roulant à proximité du lit.
Puis, le geste sûr, elle saisit Alexandra sous les épaules et l'aide à s'asseoir. Lorsque celle-ci est installée, Marie pousse lentement le fauteuil jusque dans la serre pour le conduire dans le fond de la pièce, la place préférée de l'infirme. De là, en effet, Alexandra peut admirer les plantes mises en tamis et disposées sur des étagères le long des baies vitrées où elles sèchent naturellement. Plus tard, Marie les pilera dans un mortier et les mélangera à un onguent de sa composition qu'elle appliquera ensuite sur les jambes inertes d'Alexandra qui a tenté en vain, à plusieurs reprises, d'en connaître les secrets de fabrication.
Éprouvant un soudain bien-être, Alexandra ferme les yeux et s'abandonne à la moiteur réconfortante du lieu chauffé par les premiers rayons du soleil. Quinze ans maintenant qu'elle est prise en charge par Marie, dix-sept ans que celle-ci la soigne avec application, affection et dévotion... Sans elle, sans ses soins quotidiens, sans doute aurait-elle fini, après l'accident, dans un hôpital spécialisé où l'on se serait acharné à la rééduquer avec des instruments de torture. Au lieu de cela, elle est caressée, câlinée, dorlotée... Des mains souples et affectueuses offrent à ses muscles morts d'infimes sensations. De l'espoir.