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– Ma petite Alexandra, reprend Marie sur un ton doucereux en articulant précisément chaque syllabe, tu n'as rien à voir avec cette histoire ! Ce n'est pas parce que tu as rêvé d'un cerf que ce pauvre gamin...

– ... a été découvert avec des bois sur la tête en pleine place du Capitole, après avoir erré des jours et des nuits dans la montagne ! l'interrompt Alexandra en durcissant la voix. Ce n'est pas un hasard, et tu le sais ! Il existe un lien évident entre ma vision et la mort d'Estelle. J'ignore encore lequel, mais je le trouverai !

Marie bondit hors du canapé pour arpenter la pièce de son pas lourd, son talon frappant fermement le sol, son corps se balançant d'avant en arrière. Alexandra la suit du regard ; elle est grotesque, dans cette colère qui la transforme en gros pantin déréglé.

– Tu n'es pas ma mère, Marie ! lui lance-t-elle. Je n'ai strictement aucun compte à te rendre au sujet de ma vie privée ! D'ailleurs, ai-je au moins l'ombre d'un soupçon de vie privée ? Ai-je une existence en dehors de tes massages, de tes plantes, de ce fauteuil ? J'ai parfois l'impression d'être ta prisonnière...

Alexandra repose son verre sur la table basse et se maudit de constater que sa main ne cesse de trembler. « Je ne devrais pas lui montrer que je ne parviens pas à me dominer ! »

Marie abandonne soudain sa ronde nerveuse et se rapproche d'Alexandra sur l'épaule de laquelle elle pose doucement une main en exerçant une légère pression.

« Ce devrait être un geste amical... Ce n'est qu'une marque de domination ! »

Alexandra se dégage de l'emprise de Marie et recule son siège.

– Je ne veux plus parler de cela avec toi !

Marie s'interpose et se campe devant le fauteuil qu'elle arrête en s'appuyant de toutes ses forces sur les accoudoirs, penchée en avant comme un taureau prêt à charger.

– Tu comptes vraiment aller sonder ce Cédric ? lui demande-t-elle, les joues cramoisies, les yeux fiévreux, une forte odeur de sueur s'exhalant de tous les pores de sa peau. Tu comptes réellement plonger dans son esprit ? Tes propres cauchemars ne te suffisent donc pas, que tu veuilles désormais absorber ceux des autres ?

– Pousse-toi ! lui command'Alexandra. Je suis fatiguée et j'ai l'intention de me coucher ! Ma décision est prise, et tu perds ton temps à tenter de me faire changer d'avis.

Puis, forçant sur les roues, elle oblige Marie à se ranger de côté et traverse le salon.

Impuissante, les bras de nouveau ballants, Marie la regarde entrer dans sa chambre.

– Je t'en prie, Alexandra ! Ne te lance pas dans une aventure dont tu ne ressortiras pas indemne ! Tu as conscience que j'ai raison... Tu le sais ! Tu cours à la folie...

Pour toute réponse, Alexandra claque la porte de sa chambre si fort qu'elle en ébranle la cloison.

Marie demeure un long moment sur place, dans le silence de la maison, l'expression de son visage se transformant imperceptiblement comme par l'effet d'une surprenante alchimie. Le masque de colère se mue en une mimique de satisfaction que souligne le mince filet d'un sourire en biais.

Prudence !

Je suis resté assis sur la première marche de l'escalier tout le temps qu'ont duré la conversation que maman a eue avec « Martin » et la dispute qui l'a opposée à Marie.

Le jeune homme que j'ai vu sur la photographie, dans la chambre de maman, est donc ce policier qui enquête sur la mort d'Estelle Sormand... Maman et lui étaient amants il y a dix-sept ans !

Quinze ans...

Pas à pas, je parviens à reconstituer leur histoire. Par bribes que je pioche quotidiennement çà et là, pareil à un témoin dont nul ne se soucie.

Qui pense réellement à moi dans cette maison ? C'est à se demander parfois si j'existe vraiment. Si je ne suis pas l'un de ces fantômes qui s'insinuent dans ma chambre, la nuit. Et qui me tendent les bras pour m'attirer à eux. Dans leur monde.

Mais ce monde qui cherche à me happer, n'est-il pas déjà un peu le mien ? N'ai-je pas franchi sa frontière ? J'éprouve le sentiment de m'en approcher d'un peu plus près chaque nuit.

Bien sûr, j'ai remarqué que maman fait des efforts pour partager davantage de temps avec moi ! De maigres instants qu'elle parvient à voler aux malades des Sorbiers. Ou à ses conversations avec Marie dans la serre...

Néanmoins, je la sens préoccupée. Son angoisse est aussi palpable que de la boue. Aussi poisseuse, gluante. Et l'entoure sans cesse comme une gangue invisible.

Mais qu'a voulu dire Marie quand elle a interdit à maman de « plonger » dans l'esprit de ce Cédric ?

J'ai appris que maman était parfois saisie de visions. Est-elle capable aussi de pénétrer dans l'esprit des autres ? L'aurait-elle fait avec le mien ?

Il me faut redoubler de prudence... Demeurer en permanence sur mes gardes, élever de hautes barrières de protection dans ma tête. Inviolables. Même pour ma mère !

Le test

À dix heures, le soleil claque déjà sur la place du Capitole ; il étale une large mare blanche qui noie l'étoile occitane. Les grands parasols du Café de la Place sont tous déployés et de nombreux consommateurs se prélassent dans leur ombre tiède.

Gwen et Souad viennent de s'asseoir légèrement à l'écart. C'est Florent, servant d'entremetteur, qui a organisé leur rencontre, la veille au soir, après être parvenu à convaincre la chargée de TD que Gwen pourrait devenir l'une de leurs fournisseuses...

Les deux jeunes femmes sont arrivées presque en même temps.

Gwen attaque la première en poussant trois feuilles de papier devant Souad qui y jette un coup d'œil rapide, puis éclate de rire.

– Un QCM ? Je ne m'imaginais pas que j'avais rendez-vous avec toi pour passer une interrogation écrite. C'est une blague ?

– Absolument pas, répond calmement Gwen. Ce n'est qu'un petit test qui me prouvera l'état de tes connaissances... Florent m'a rapporté votre conversation ; j'aimerais m'assurer que ce grand dadais ne s'est pas monté la tête, à ton propos.

– Tu n'as pas confiance en moi, on dirait ! ironise Souad.

– Pour l'instant, pas vraiment ! La confiance se mérite...

Souad parcourt d'un coup d'œil les feuilles couvertes de formules chimiques et de schémas, toutes accompagnées de questions comprenant des cases vierges à cocher. OUI ou NON... En moins de trente secondes, l'enquêtrice a évalué le degré de difficulté des épreuves.

– C'est un examen de passage, en quelque sorte. Combien de temps me donnes-tu ?

– Le temps qu'il te faudra ! Tu peux sauter les questions sur lesquelles tu sèches.

Souad sort un stylo d'une poche de son blouson et, prenant son air le plus nonchalant, commence avec la régularité d'un métronome à cocher les cases OUI et NON... C'est pour elle un jeu d'enfant. Elle évite néanmoins de trop le montrer. Aussi s'arrête-t-elle quelquefois pour faire mine de réfléchir en mordillant le bout de son stylo, avant de replonger dans le questionnaire, à l'instar d'une écolière appliquée.

Elle devine le regard de Gwen rivé sur elle. Elle doit s'interroger à son propos : peut-elle lui faire confiance ? Qui est cette beurette fraîchement débarquée sur le campus, qui vient leur ouvrir les portes du jardin d'Éden où poussent toutes les drogues de la Création ?

Tout en remplissant son formulaire, Souad sent une inquiétude monter en elle. Une pointe vinaigrée qui part de son estomac et lui grimpe jusque dans la gorge. Sa couverture n'a-t-elle pas été éventée ? Gwen aurait pu enquêter à son sujet...

Elle repense à l'homme qui l'a suivie l'autre jour et qui est monté dans le bus, alors que, quelques secondes auparavant, il donnait l'impression de devoir poursuivre son chemin. Un ami de Gwen ?