Cinq minutes lui suffisent pour faire le tour de tous les exercices ; sans même se relire, elle tend les documents à Gwen.
– Tu peux vérifier.
Gwen regarde en hâte toutes les cases.
Aucune erreur ! Pourquoi se doutait-elle qu'il en serait ainsi ?
– Parfait ! admet-elle avec un accent de regret. Parlons plutôt du reste...
– Comme tu veux !
Maintenant, l'enquêtrice doit avancer prudemment. Ne pas tomber toute rôtie dans les bras de la prof.
– Il faudrait que tu apportes un échantillon de ce dont tu as parlé à Florent, propose Gwen.
– Je ne lui ai pas dit grand-chose, précise Souad pour l'appâter.
– Suffisamment pour que cela éveille une certaine curiosité de ma part.
– Imaginons que tu me tendes un piège ! Tu aurais pu utiliser Florent comme sous-marin... Tu es peut-être chargée de faire le ménage parmi les étudiants qui se shootent sur le campus !
Gwen sourit en regardant Souad droit dans les yeux :
– Écoute, bébé... Tu penses ce que tu veux ; n'en parlons plus et quittons-nous bonnes amies. Tu te remettras à me vouvoyer en cours et nous ferons comme si cette conversation n'avait jamais eu lieu. Je te faisais juste une offre...
Gwen s'apprête à se lever ; Souad est satisfaite de sa manœuvre. Elle la retient par le bras en demandant :
– Quand tu parles d'offre, il s'agit bien d'euros ?
Gwen s'installe de nouveau confortablement sur sa chaise, pose un coude sur la table, cale son menton dans la paume de sa main et décoche un nouveau sourire en déclarant :
– Un gros paquet d'euros, en effet. Mais je ne signe la facture que lorsque j'ai vu à quoi ressemblait la marchandise. Florent m'a dit que tu t'étais confectionné un petit labo personnel. Dans ta cuisine ?
Souad secoue la tête de gauche à droite.
– Ne t'attends pas à ce que je te dise où je planque mon matériel. Je ne fais pas pousser que de l'herbe, je distille aussi !
– C'est ce qui m'intéresse... Quel genre ?
– Je bricole dans les acides lysergique et gamma-hydroxybutyrate.
– Le GHB ? s'étonne Gwen, se penchant un peu plus sur Souad. Tu en tires du cristal ?
– À la demande ! Cristal ou liquide. Ça dépend de l'emploi qu'on veut en faire, n'est-ce pas ?
– Ça dépend surtout du dosage, précise Gwen. On peut en extraire un merveilleux relaxant qui vous met dans un état d'ivresse et vous balance de jolis rêves psychédéliques, mais vous bousille l'hippocampe et vous ronge la mémoire, ou bien...
– Ou bien on l'utilise comme drogue du viol quand on le verse dans un verre d'alcool, par exemple ! Tu en manques, en ce moment ?
Gwen ne répond pas immédiatement. Pensive, elle hésite. Bien qu'elle commence à éprouver une réelle sympathie pour cette fille surdouée, elle ne peut chasser la légère ombre de soupçon qu'elle nourrit encore à son endroit.
– C'est possible, se résout-elle à dire.
Souad n'est pas dupe. Gwen doit effectivement en manquer... Et elle, la jeune beurette, représente une chance pour le groupe de pouvoir continuer à organiser de petites rencontres planantes.
Toutefois, il lui semble que paraître trop sûre d'elle pourrait éveiller quelque suspicion. Aussi Souad glisse-t-elle un petit mensonge pour décevoir son interlocutrice. C'est ainsi que l'on pêche : on laisse traîner la ligne, asticotant le brochet avec la cuiller dorée, l'amenant à quitter la vase, le forçant à se montrer dans l'eau claire où on le laisse mordre à l'hameçon. Et là, on ferre de toutes ses forces, d'un coup sec !
– J'ai du mal à m'approvisionner en acide lysergique, en ce moment..., dit Souad. Mon contact bosse dans un labo pharmaceutique privé et ne peut en sortir des doses qu'au compte-gouttes.
– Dans ce cas, fait Gwen en se levant brusquement, préviens-moi quand tu seras prête... Le plus vite possible.
Puis elle s'éloigne de sa démarche ondulante que rythment ses longues jambes et sur laquelle se retournent discrètement quelques hommes assis en terrasse.
Un sourire de contentement aux lèvres, Souad la regarde traverser la place. L'enquêtrice est satisfaite ; elle a réussi ses deux tests. L'écrit et l'oral ! La cuiller dorée dissimulant l'hameçon danse maintenant sous le nez de Gwen. Et Souad la fera jaillir des eaux troubles où Gwen se complaît, quand Martin l'aura décidé.
Un chic type
Les petits bonheurs, Souad aime à les faire durer, à leur donner un peu d'écho. Car ils se sont toujours faits rares. Trop éphémères. Souvent suivis de déception.
Ce matin, c'est le genre de petit bonheur qu'elle apprécie. Elle le goûte avec une gourmandise enfantine. Elle est sur le terrain ! Son infiltration à l'université est un véritable succès ; elle se trouve désormais aux portes de la secte que dirige Gwen...
Martin avait raison de lui faire confiance. Elle s'est révélée être un parfait cheval de Troie.
Marchant dans les rues animées du vieux Toulouse, elle se sent enfin aussi à l'aise dans son boulot que dans cette ville. Enfin... Il lui manque néanmoins l'essentiel pour être vraiment heureuse. Mais cela, comment y parvenir ? Comment réussir à s'attacher à un homme ?
Elle a pris la morne habitude d'errer d'amour en amour, insatisfaite, sortant des nombreux lits dans lesquels on l'a couchée avec un sentiment de dégoût. Abandonnant à l'oubli les caresses mécaniques et les vains engagements qui se sont tous soldés par des espaces de solitude mélancolique.
Elle est incapable de s'attacher durablement. Sans doute parce qu'elle n'a rencontré jusqu'ici que des amants qui se croyaient des hommes alors qu'ils n'étaient que des gamins...
Elle poursuit sa promenade en rêvassant, s'arrêtant même parfois, à son grand étonnement, devant des boutiques de vêtements. Aurait-elle envie d'acheter une robe, des dessous, une paire de chaussures féminines, elle qui ne porte que jeans, blousons, chemisiers et bottines... ? À qui devrait-elle plaire ?
Martin, peut-être, qui ne quitte pas ses pensées, même si elle devine qu'une histoire d'amour avec lui est de l'ordre de l'improbable. Il y a cette femme infirme dans son fauteuil roulant... Elle a vu comme ils se regardaient, au cimetière... Ces deux-là se sont aimés et s'aiment sans doute encore.
Cela lui aurait cependant plu de s'engager dans une liaison avec un homme plus âgé qu'elle. À la recherche de ce père au sujet duquel elle ment. Non, le sien n'a jamais été le type bien qu'elle décrit. Qu'elle s'est imaginé. Il la battait régulièrement, lui cinglant les cuisses à grands coups de ceinturon, n'admettant pas qu'elle voulût s'émanciper, refuser la soumission qu'il imposait déjà à sa femme...
Soudain, alors qu'elle examine la devanture d'un chausseur en se demandant si elle ne va pas se décider à en franchir la porte pour essayer une paire d'escarpins rouges qui ont attiré son attention, elle reconnaît dans la vitre le reflet de l'inconnu qui l'a suivie jusque dans le bus, l'autre jour. Il se tient sur le trottoir d'en face. Elle se retourne vivement pour le surprendre. Il fait de même et se colle le nez à la glace d'un charcutier, soudainement intéressé par les saucisses, boudins et rillettes exposés en abondance dans la vitrine !
Souad reprend son chemin en accélérant le pas, courant presque. L'inconnu semble avoir abandonné sa filature. « Il se peut qu'il ne soit pas seul à me suivre... Un autre a pu prendre le relais ! »
Peu après, quand elle entre dans la pièce du QG, Martin et Luc sont en pleine discussion devant le tableau des informations. Ils lui adressent un vague signe qui se veut un salut et reprennent leur conversation.
– Je ne vous dérange pas, au moins ? ironise-t-elle. Je souhaitais juste vous dire que j'ai retourné la Gwen comme une crêpe et que mon intégration dans son groupe me semble imminente... Vous m'auriez vue la manipuler, la Miss Gourou !