Après un temps de silence pendant lequel il triture son stylo Montblanc, les yeux baissés sur son bureau, Barrot demande :
– Avez-vous progressé du côté de Cédric Tissier ?
Martin esquisse une moue d'impuissance.
– Mutisme total... Le gamin a fait une overdose et les médecins le gavent de sédatifs.
– Avez-vous confirmation qu'il a ingéré du peyotl ?
– Oui, et massivement... Il est à craindre qu'il en conserve des séquelles.
Seignolles s'anime sur sa chaise. Il considère que le moment est venu pour lui d'intervenir, conscient qu'il va surprendre Martin, se réjouissant par avance de l'effet qu'il va créer. Le Parisien aime bien faire cavalier seul, parfois... ? Eh bien, il est l'heure de lui rendre la monnaie de sa pièce !
– Pour ma part, commence-t-il, je me suis souvenu de certains cas récents de disparitions dans notre région... J'ai voulu remonter un peu plus loin, aussi ai-je épluché nos archives, consulté Internet et dépouillé une tonne d'exemplaires de La Dépêche du Midi. J'ai pu constater que vingt-quatre personnes ont été portées disparues au cours des trente dernières années, sans qu'aucune n'ait été retrouvée. Tous les dossiers y afférents ont été classés sans suite...
Martin se tourne vers Seignolles. Ce dernier s'attendait à ce qu'il le fusille du regard, alors qu'il lui exprime au contraire de l'admiration par un sourire complice.
– Cela n'a rien d'étonnant, dans une région montagneuse, remarque Barrot en balayant l'information d'un geste de la main.
– Sans doute, monsieur le juge, objecte Seignolles, mais ce chiffre est supérieur de quarante pour cent à la moyenne habituelle des disparitions dans des conditions géographiques similaires.
– Un vrai triangle des Bermudes ! s'exclame le juge dans un éclat de rire que ne partagent pas ses interlocuteurs.
– Vous ne croyez pas si bien dire, poursuit Seignolles plus sèchement, en sortant une carte d'état-major de sa serviette et en la dépliant sur le bureau. Toutes les disparitions que j'évoque ont eu lieu dans un périmètre extrêmement restreint. Soit quatre kilomètres autour de la grotte où Estelle a été retrouvée.
Le juge ouvre la bouche en cul de poule, se penche sur la carte et suit l'index du gendarme qui trace un cercle virtuel ayant la grotte de Sainte-Engrâce pour centre.
Seignolles précise :
– Tous ces disparus étaient des randonneurs aguerris à sillonner ce type de montagne. On trouve même parmi eux un alpiniste expérimenté, connu régionalement...
Seignolles fouille dans son épais carnet et en sort une photo qu'il tend au juge.
– Il s'appelait Quentin Lebrun. Le voici quelque temps avant sa disparition. Un passionné de légendes locales qui...
– Et alors ? s'exclame Barrot. Un Indiana Jones de pacotille... Je ne vois pas ce qu'il apporte à notre affaire... Quel lien voulez-vous que je fasse entre lui et le cas Sormand-Tissier ? Ou ces vingt-quatre disparus ? Il me semble que vous vous égarez ! Tentez de retrouver les responsables du rituel stupide au cours duquel la fille du professeur Sormand a succombé. Mais, pour l'amour de Dieu, ne me faites pas perdre mon temps avec des histoires vieilles de trente ans !
Désemparé, Seignolles cherche le regard Martin pour lui demander de l'aide. Mais celui-ci se contente de sourire avant de dire :
– Effectivement, Luc ! Monsieur le juge a raison, concentrons-nous plutôt sur ce qui se trame à l'université. Ce que vous nous avez annoncé est certainement très intéressant, mais relève de l'archéologie !
– Voilà, acquiesce Barrot. Le commandant Servaz est raisonnable, lui ! La piste de l'université Paul-Sabatier que vous avez commencé d'explorer me semble autrement convaincante...
Seignolles abandonne la partie, déçu que Martin le lâche alors qu'il avait paru manifester un certain intérêt pour sa découverte... Il replie sa carte d'état-major, fourre la photographie de Quentin Lebrun parmi d'autres qu'il lui est désormais inutile de déballer, referme son gros carnet. Enfin, il range le tout dans sa serviette, mâchoires serrées, front buté.
Pour le juge Barrot, l'entretien est terminé ; il se lève et tend sa main molle et moite aux deux hommes.
– Des résultats ! dit-il. Des résultats, messieurs ! Nous n'avançons pas...
Une fois dehors, Seignolles fulmine :
– J'espérais que vous m'auriez soutenu, Martin ! Vous m'avez laissé me faire mordre par ce roquet sans piper mot !
– Mais je vous ai soutenu, Luc ! Intérieurement...
– Je ne comprends pas.
Martin lui décoche une rude tape amicale dans le dos en disant :
– Vous pensez bien qu'un taux de disparitions supérieur de quarante pour cent à la moyenne ne m'a pas laissé indifférent. Surtout quand toutes se sont produites dans le secteur de la grotte de Sainte-Engrâce ! Vous avez mis le doigt sur quelque chose de sérieux, c'est évident.
– Dans ce cas, s'offusque le gendarme, pourquoi m'avoir lâché ?
– Vous auriez fait de même si vous aviez mon expérience. Lorsqu'on dispose d'un scoop de cette valeur, on ne le livre pas à un juge. Surtout pas à un Barrot qui fraye avec le colonel Legendre !
Seignolles se radoucit.
– Je commence à saisir...
– Il est préférable de tenir les juges à l'écart de certaines informations, poursuit Martin. À plus forte raison quand elles peuvent faire de grosses vagues qui iraient mouiller leurs pompes italiennes !
Le ruban de Möbius
Les ruines de la petite église de Clairac sont plongées dans l'obscurité. Les voitures de Gwen et Souad sont garées, tous feux éteints, juste à l'orée de la forêt.
Un peu plus tôt dans la soirée, Gwen avait annoncé à Florent :
– Ta copine Souad m'a dit tout à l'heure qu'elle était en mesure de nous faire déguster son acide... J'ai décidé d'organiser une partie à trois, cette nuit. Toi, elle et moi !
Florent avait paru surpris.
– J'avais l'impression que tu te méfiais encore d'elle.
– C'est toujours le cas. Ce sera le moyen de voir si elle bluffe et si sa réputation de chimiste n'est pas surfaite ! Un dernier test en quelque sorte...
En fin d'après-midi, Souad avait soigneusement préparé quelques morceaux de buvard imprégnés de psychotropes. Seignolles, lui, ne décolérait pas, considérant qu'avoir accepté l'invitation de Gwen était pure folie.
– Tu te jettes dans la gueule du loup ! lui avait-il martelé à au moins dix reprises. Dans la gueule du loup, tu entends ?
Mais Martin l'avait rassuré :
– Souad nous enverra un bip toutes les heures pour nous signifier qu'elle n'est pas en danger. Nous avons enfin l'occasion de découvrir le repaire de la secte de Gwen et nous n'allons pas passer à côté d'une chance pareille !
– C'est vous, le boss. N'empêche : je vous aurai mis en garde...
– J'en prends note ! avait sèchement conclu Martin.
Néanmoins, il ne pouvait s'empêcher d'éprouver une certaine appréhension. Mais comment agir autrement ? Équiper Souad d'un micro aurait été une erreur. Impossible aussi de la prendre en filature : ils opéraient en dehors de la légalité.
Gwen, qui avait pris Florent avec elle en voiture, avait donné rendez-vous à Souad dans une station-service à la sortie nord de Toulouse. De là, elle lui avait imposé de suivre son véhicule à distance, une cinquantaine de mètres, la pilotant depuis son téléphone portable.
Souad avait vite saisi que Gwen la baladait, l'obligeant à emprunter des voies vicinales, puis des chemins à peine carrossables avant de s'engager enfin dans une sente creusée de profondes ornières qui s'enfonçait dans une épaisse forêt.