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Cela fait maintenant près d'une heure qu'ils sont arrivés et nul n'a encore évoqué la dégustation. Souad a mis ce temps à profit pour observer les lieux, imaginer quel genre de rituel peut se pratiquer entre ces murs éventrés que la végétation recouvre en partie, se demandant aussi ce que contient le sac que Gwen a apporté avec elle.

Deux bougies ont été allumées et placées sur des pierres ; leurs flammes minuscules semblent vouloir s'éteindre au moindre souffle de vent. Quelques détritus traînent parmi les hautes herbes : cannettes, boîtes de conserve, papiers froissés...

Souad doit redoubler d'efforts pour ne pas montrer qu'elle se sent mal à l'aise. Tendue, frissonnant des pieds à la tête malgré le pull épais qu'elle a enfilé avant de partir. « Ce n'est pas le froid... c'est la trouille ! Bon Dieu, quand Gwen va-t-elle se décider à me demander de sortir mes buvards ? »

Mais, pour l'heure, ils se contentent de boire de la bière et Souad a déjà la tête qui lui tourne. C'est d'une voix pâteuse qu'elle demande :

– C'est un chouette endroit pour se défoncer, vous l'avez trouvé comment ?

– Par hasard, répond Gwen. Je cherchais un lieu tranquille, loin de tout. Habituellement, nous sommes plus nombreux à le fréquenter. Disons que cette nuit est une nuit particulière ! En ton honneur...

– Quand tu dis nombreux, cela signifie quoi ? Combien ?

Florent interroge Gwen du regard. Celle-ci acquiesce d'un léger hochement de tête qui autorise le jeune homme à expliquer :

– En réalité, nous sommes huit étudiants qui formons un groupe que nous appelons le Cercle. Ce dernier a été constitué à l'initiative de Gwen qui nous a choisis en fonction de notre niveau intellectuel supérieur à la moyenne et de l'intérêt que nous portons à certaines recherches ésotériques.

– Votre Cercle ne ressemble-t-il pas à une secte ? ose Souad. Un tantinet élitiste, non ?

C'est Florent qui réplique, Gwen étudiant les réactions de l'enquêtrice :

– Ça n'a absolument rien à voir avec une secte ! Je te l'ai dit : c'est juste un groupe d'étudiants qui ont renoué avec les principes d'une poignée de cathares dissidents toulousains.

– Des cathares, rien que ça ? ironise Souad.

Florent ne relève pas la raillerie et poursuit :

– Je vais t'éclairer... En 1225, les représentants de toutes les communautés cathares se sont réunis en concile à Pieusse pour élire un seul et unique légat, ainsi que pour définir les limites de leur diocèse. L'histoire officielle – la Grande Histoire – a conservé de cet événement le nom de Benoît de Termes comme étant celui qui fut choisi par ses pairs...

– Et alors ? s'impatiente Souad.

– Et alors, reprend Florent, le concile ne s'est pas vraiment déroulé dans la sérénité ! Un certain Robert Sicard, au nom d'une phratrie toulousaine dont il s'était proclamé l'évêque, s'opposa à la nomination de Benoît de Termes, le traitant d'apostat.

– Classique ! l'interrompt Souad. Dans toutes les réunions, il y a toujours un type qui veut être chef à la place du chef !

– Robert Sicard, dit Florent, était plus qu'un fanatique intrigant et assoiffé de pouvoir. Il croyait avec ferveur en la doctrine de deux mondes coexistants, ce que Bartholomé de Carcassonne a évoqué dans son traité. Le monde dans lequel les hommes vivent est celui du Mal, enfanté par le diable. L'autre monde, le royaume du Bien, est l'œuvre de Dieu, tout proche du premier, mais néanmoins séparé par une infime frontière qui se trouve être dans la conscience humaine...

Après un silence, c'est Gwen qui prend la parole :

– Robert Sicard affirmait pouvoir atteindre le royaume lumineux de Dieu en s'affranchissant des contraintes du corps. Il disait être capable d'accéder à la Connaissance en libérant son âme de ses chaînes.

– Et c'est ce qu'il tenta ! ajoute Florent avec fièvre.

– Oui, fait Gwen, c'était un apothicaire de talent et il mit à profit son art pour concocter des drogues censées permettre à son âme de flotter hors de son corps, et d'accéder ainsi au royaume où l'esprit se sublime dans une éternité de bonheur.

– Il se shootait avant la mode, quoi ! lance Souad.

– C'est beaucoup plus subtil ! la tance Gwen. Sicard obéissait à un rituel particulier, s'imposait des exercices respiratoires, se plongeait dans la méditation, invoquant des forces invisibles qui le guidaient...

– Et il a dû finir ses jours sur un bûcher de l'Inquisition, comme ses petits copains, non ? interroge Souad.

Gwen lui sourit. La lueur des bougies confère à son visage une double expression, comme pour illustrer ses propos précédents. L'ombre et la lumière se disputent ses traits. Elle est à la fois ange et démon.

– Non, dit-elle. Robert Sicard a disparu...

– Disparu ? s'étonne Souad.

– À partir de 1227, plus aucune trace de lui... On ignore ce qu'il est devenu. S'est-il exilé ? Nul ne peut le dire. Sa phratrie s'est effacée de l'Histoire après avoir laissé un traité, des mémoires et un rituel...

– Le Cercle, reprend Florent, tente de reproduire le protocole établi par Robert Sicard. Nous répétons exactement les pratiques qu'il a transcrites dans son traité.

– Vous êtes donc persuadés de pouvoir franchir la frontière qui sépare les deux mondes ? demande Souad.

La voix plus dure, Gwen confirme :

– Il existe un passage ! C'est dans l'esprit humain qu'il se situe. La drogue n'est que l'un des moyens d'y parvenir. Un parmi d'autres... Mais le cours d'histoire est terminé, Souad. J'ignore encore si nous t'accepterons dans le Cercle.

– Je dois faire mes preuves avant, n'est-ce pas ?

– En l'occurrence, il était convenu que tu nous apporterais quelque chose...

Souad acquiesce et fouille dans son sac, à la recherche des buvards soigneusement conservés dans un sachet en plastique placé dans une petite boîte métallique.

– Tu es certaine que nous sommes tranquilles, ici ?

– Je crois bien qu'à part les tourterelles et les corbeaux, précise Gwen en riant, les membres du Cercle sont les seuls à connaître l'existence de cet endroit. On n'y a jamais vu personne depuis que nous nous y sommes installés !

Souad a sorti deux morceaux de buvard qu'elle tend à Gwen et Florent, se réservant le dernier, légèrement corné. Un placebo sans danger.

– Pas pour moi, annonce Gwen à l'étonnement de l'enquêtrice. J'ai l'intention de rester clean, cette nuit... Je te l'offre de bon cœur, Souad.

– Je suis servie, ça ira !

Souad sent le sol se dérober sous elle. Gwen insiste :

– Allons, l'experte ! Ne me dis pas que tu n'en prends qu'un lorsque tu te shootes !

« Le piège ! Je n'ai pas le choix. Si je refuse, j'éveille les soupçons et je suis cuite ! Mais j'ai chargé à mort ces saloperies de buvards ! Je n'ai jamais avalé d'acide ! Ce poison va me faire décoller comme un avion à réaction... ! »

Plongée dans sa réflexion, Souad sursaute en entendant son portable sonner. D'un geste rapide, trop rapide, elle coupe la demande de communication. Qui l'a appelée ? Martin... C'est Martin : elle a oublié de le biper !

– Un problème ? demande Gwen en la fixant droit dans les yeux.

– Non ! réplique Souad. Juste un type collant...

– Eh bien, qu'attends-tu ?

Florent vient de quitter la réalité. Il rit stupidement, par à-coups, le buste secoué de spasmes, les mains s'agitant dans l'herbe, ses doigts courant à la recherche d'invisibles insectes...

Souad dépose sur sa langue les deux morceaux de buvard sous le regard de Gwen.

– Tchin ! lance l'enquêtrice à la cantonade, l'air bravache.

Quelques secondes...

Quelques secondes suffisent pour que Souad sente monter en elle une oppressante vague de chaleur et son rythme cardiaque s'accélérer.