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Elle semble flotter un instant, saisie d'un malaise qui lui révulse l'estomac et lui broie la poitrine. Son corps, toute sa chair et tous ses os, devenus d'abord si légers en se libérant de la pesanteur, s'alourdissent brutalement, douloureusement. Dans ses veines coule maintenant un sang épais qui charrie un noir venin.

Le noir... Les ténèbres. Une obscurité palpitante, emplie d'angoisse. Un point de conscience, cependant... Très loin. Une minuscule lueur de raison... Une vague rémanence de son identité qui se décline en un sourd écho à l'infini... Mais qui lui rappelle sa mission... Lui commande de se ressaisir...

Souad entend Gwen ordonner à Florent :

– Viens m'aider ! Ouvre le sac et sors les bougies...

Le sac. Voilà donc ce qu'il contenait. Seulement cela... Des bougies ! De vulgaires bougies que Gwen entreprend de disposer sur le sol en couchant les plus hautes herbes sous ses pieds.

Souad est parvenue à s'extraire de cette nuit visqueuse qui l'enveloppait comme un linceul. Elle regarde la chargée de TD avec un détachement qui lui donne la sensation de ne pas participer réellement à la scène. En observatrice indifférente, elle s'amuse même de constater que Gwen et Florent reproduisent au sol, à l'aide des bougies espacées de quelques centimètres, le signe en 8 ouvert...

Le motif peint avec du sang sur le dos d'Estelle... Le tatouage que portent les membres du Cercle...

Non pas un 8... plutôt le ruban de Möbius tranché, que tente de clore à son sommet un segment de droite... Oui, le ruban de Möbius... Qu'on obtient en prenant une fine bande de papier que l'on torsade et dont on joint les deux extrémités... Qui devient ainsi le symbole de l'infini... Une surface possédant deux plans que l'on parcourt avec la mine d'un crayon en dessinant dans l'espace un chemin sans commencement ni fin !

Le passage... C'est là ce que cherche le Cercle... sur ce ruban...

La voix de Gwen :

– On dirait qu'elle a du mal à gérer...

La voix de Florent :

– Tu penses ! Si tu savais comme ils sont blindés, ses trips !

La voix de Gwen :

– Bizarre, quand même ! Elle devrait avoir l'habitude !

Souad devine qu'on parle d'elle. Les voix...

Celle de Florent, encore :

– Oui, mais elle a pris une double dose !

Une forme s'agenouille auprès d'elle, la secoue par les épaules. Le parfum... Celui de Gwen.

– Hé ? Ça va ? Tu ne nous fais pas un bad, au moins ?

Non, ce n'est pas Gwen. C'est Martin. Il est venu la sortir de ce cauchemar. Martin ! Elle lui sourit, rassurée. Lui tend les bras pour qu'il l'aide à se relever.

– Faut que ça aille, commandant ! Sinon, le terrain, c'est fini pour moi !

– Quel terrain ?

– Le terrain, commandant ! Tu sais bien, quoi ! Au vent, les pipettes et les analyses... Le terrain ! L'infiltration...

– La salope ! C'est un flic !

Ce n'était pas la voix Martin...

– La salope... Elle nous a feintés ! Tu saisis, Florent ? Tu nous as foutus dans les pattes d'un flic !

– Je ne pouvais pas savoir, Gwen... Tirons-nous !

– En la laissant là pour qu'elle atterrisse tranquillement ? Nous devons nous en débarrasser, oui !

C'est certain, Souad a conscience qu'on va l'éliminer. D'une manière ou d'une autre. Mais elle n'en éprouve aucune appréhension. La drogue a écarté l'épouvante qui l'a saisie plus tôt, pour l'entraîner dans une douce et tiède quiétude. Une matrice dans laquelle elle se pelotonne, s'enroulant sur elle-même comme si elle était nue...

Nue dans une grotte. Un bouquet d'edelweiss entre ses mains jointes...

Le seuil de la grotte

Les Sorbiers se sont endormis depuis longtemps. Ses couloirs sont à peine éclairés par les veilleuses qui dessinent au sol, tous les cinq mètres, des cercles d'une lueur blanchâtre qui sont autant d'îlots à franchir, pour Alexandra, avant d'atteindre la chambre de Cédric.

Elle craignait que Virgile surveille la porte, comme il en a pris l'habitude dans la journée. Mais elle constate avec soulagement que ce n'est pas le cas à cette heure tardive.

Encore quelques mètres... Elle les parcourt en tremblant légèrement, appréhendant avec émotion le moment où elle va devoir sonder l'esprit du jeune homme. Un exercice dont elle s'est interdit la pratique depuis longtemps.

Elle ouvre doucement la porte de la chambre, engage son fauteuil roulant, referme lentement derrière elle, prenant soin de ne faire aucun bruit.

Puis elle avance. La gomme des roues de son siège produit un faible son mat sur le carrelage. La voici tout près du lit où gît Cédric. Il est allongé sur le dos, poignets, chevilles et torse sanglés. Une perfusion délivre son goutte-à-goutte avec une régularité hypnotique dans son bras gauche...

La jeune femme s'est penchée pour poser sa main droite sur le front du malade. Sa paume en recueille la chaleur. « Il est fiévreux... »

Alexandra demeure ainsi immobile, main tendue, prenant progressivement contact avec l'esprit de Cédric. Tentant de franchir le mur qui la sépare de lui et dont elle connaît les failles par lesquelles elle devrait pouvoir s'immiscer...

Cependant, l'esprit de Cédric, qu'elle perçoit à peine, n'est actuellement qu'un magma mouvant. Une masse sombre traversée d'images imprécises dont la perception se révèle malaisée. Alexandra doit se concentrer au point d'oublier l'espace de cette chambre plongée dans la pénombre. Chasser ce qui retient ses sens dans la réalité, le matériel. Oublier qu'elle est aux Sorbiers, dans son fauteuil roulant...

Rejoindre Cédric.

« Je suis ici pour vous venir en aide... Je suis proche d'Estelle... Vous vous souvenez d'Estelle ? Estelle... Cédric, pensez à Estelle... Retournez dans la grotte... »

Tout le corps du garçon est parcouru d'un bref frémissement.

« Pensez à elle... Elle est nue... Lui avez-vous donné le petit bouquet d'edelweiss ? Est-ce vous qui avez peint un signe dans son dos avec le sang d'un cerf ? Qui d'autre était avec vous, Cédric ? »

Sous la paume d'Alexandra, la peau du malade semble indiquer une légère baisse de sa température.

« Oui... Vous m'entendez... Vous ne me craignez pas, car vous avez compris que je ne vous suis pas hostile... Je vais vous accompagner jusque dans la grotte... Faisons le chemin ensemble... »

Ce qu'attendait Alexandra se produit. Cédric tourne son visage vers elle et entrouvre les paupières. Son regard voilé est celui d'un aveugle. Mais la jeune femme sait qu'il la voit, dans cet ailleurs qu'elle a délimité autour d'eux, unissant leurs esprits respectifs.

« C'est très bien... Nous allons maintenant entrer ensemble dans la grotte... Je suis avec vous... Je vous tiens par la main afin que vous me guidiez... Et je peux désormais voir avec vos yeux... Entrons dans la grotte, Cédric... Entrons ! »

Alexandra est sur ses deux jambes. Debout ! Elle se tient au côté du jeune homme, au seuil de la caverne. Elle grelotte ; la nuit est fraîche et elle est nue...

« Je suis Estelle, Cédric... Je te fais confiance... Serre fort ma main et poursuivons notre chemin... »

Elle avance. Estelle avance... Dans quelques minutes, elle atteindra la niche profonde où elle mourra... Alexandra saura bientôt... La vérité n'est plus qu'à quelques pas...

Mais, brutalement, sa vision est déchirée par une voix provenant de la réalité :

– Bon Dieu, que faites-vous là, docteur ?

Cédric a sursauté, s'est cabré comme s'il avait reçu une décharge électrique. Il s'est arqué en criant, retenu dans son bond par les sangles qui l'entravent. La main apaisante qui s'était posée sur son front s'est retirée, à son grand regret. Et s'est enfuie, emportant avec elle l'image d'Estelle.