Alexandra s'est retournée. Le professeur Vals et Virgile ont pénétré dans la pièce.
– Je vous ai demandé la raison de votre présence dans cette chambre, docteur !
– Je suis seulement venue m'assurer que son sommeil était serein, professeur.
Incapable de maîtriser sa colère, Vals ne parvient pas à contrôler le timbre de sa voix. Et c'est sur un ton suraigu qu'il ordonne à Alexandra :
– Sortez immédiatement ! Vous faites trop de zèle, docteur !
Se dirigeant vers la porte, Alexandra lui lance :
– Non, monsieur... Ce n'est pas du zèle ! Je me contente d'exercer mon métier. Un praticien se doit de s'inquiéter du mal-être de ses patients. Ce garçon est en souffrance et...
– Cédric Tissier dort, madame ! la coupe Vals en faisant claquer chacun de ses mots. Il dort ! Qui peut alors affirmer qu'il souffre ? Les sédatifs que nous lui administrons doivent au contraire le calmer...
Alexandra quitte la chambre, reprend le couloir segmenté par les taches de lumière que diffusent les veilleuses.
« Non, il n'est pas calme ! Son esprit n'est qu'une masse de douleur. Un véritable enfer... »
Le cliquetis
– Ralentis, Gwen ! Tu es complètement folle !
Mais la jeune femme n'écoute pas Florent. Elle n'entend rien. Ni ses cris apeurés, ni le crissement des pneus de la voiture dans les virages qu'elle aborde en dérapant, en ne cessant d'accélérer...
Elle réfléchit. À la mesure de sa conduite : trop vite. Et mal. Elle ne parvient pas à comprendre l'intention des flics... Souad n'était pas équipée d'un micro, et nul collègue ne la protégeait ! La police ne cherche donc pas à tendre un traquenard au Cercle.
« Ils n'ont aucune preuve ! Ils nous ont seulement infiltrés. Et cette petite garce de beurette nous a leurrés en beauté, Florent et moi ! Des preuves, ils en cherchent, justement ! »
– C'est ta faute ! lance-t-elle à l'adresse de Florent. Si tu n'avais pas pensé avec ta queue, nous n'en serions pas là...
Le jeune homme est au bord de la nausée. Les effets de la drogue se dissipe à peine dans son organisme ; il les subit encore et se contraint à fournir un considérable effort de concentration pour raisonner. Tout ce qu'il comprend, c'est qu'ils courent droit à l'accident... Il a beau enfoncer une pédale de frein imaginaire, à s'en donner des crampes dans la cuisse, la voiture continue d'avancer en arrachant des lambeaux à la nuit... La Garonne sur sa droite... Pourquoi longer la Garonne ?
– Ah, oui... Souad, s'entend-il prononcer.
– Quoi, Souad ?
– La faire disparaître, c'est ça ?
– Naturellement, imbécile ! Dire que j'ai mis plus de trois ans pour former ce Cercle, dénicher une planque idéale, tout organiser... Et tu me colles cette espionne sur les bras !
– Mais tu l'as acceptée, Gwen, se défend Florent en articulant avec peine, sa voix roulant des glaires épais.
– Oui, reconnaît-elle. J'aurais dû me méfier. Cette fille était trop intelligente, trop maligne... Parachutée comme par enchantement dans mon TD ! Tu parles ! La police lui avait fabriqué une jolie couverture et tu as été le premier à te faire feinter !
Allongée sur la banquette arrière, ballottée de droite et de gauche au gré des virages, Souad les entend se quereller à son sujet. Les voix sont métalliques, distordues, mais elle saisit néanmoins ce qu'elles expriment. Elle devrait être effrayée et hurler de terreur. « Ils vont me tuer... Cette nuit, ma vie s'achève ! » Cependant, l'euphorisante quiétude qui l'a saisie dans l'église en ruine ne l'a pas quittée. Elle somnole en apesanteur, aux lisières de la conscience, certaine que Martin interviendra au moment opportun.
– N'est-ce pas, Martin ?
– De qui parle-t-elle ? interroge Florent.
– Je l'ignore, répond Gwen en haussant les épaules.
– Martin Servaz... Le commandant Servaz... Un chic type...
– Il s'agit du flic qui est venu m'interroger au sujet d'Estelle et de Cédric, dit Gwen. Il avait tout d'un fouille-merde de première ! Ce type m'a paru antipathique dès le premier abord.
– Il n'a rien contre nous ? s'inquiète Florent qui se retient de vomir, l'estomac secoué de spasmes.
– Je ne pense pas. Rien de tangible, en tout cas. Sinon, il n'aurait pas pris le risque de lancer cette bécasse dans une opération aussi dangereuse ; il nous aurait épinglés depuis longtemps.
Gwen donne un brusque coup de volant et engage son véhicule sur une voie en pente douce qui lui permet d'atteindre un quai désaffecté. La voiture tangue sur quelques mètres de dalles de ciment disjointes, puis s'arrête tout près de la berge.
– Ici, ce sera parfait !
Florent jaillit hors du véhicule, fait trois pas avant de se casser en deux pour vomir à grand bruit.
Lorsqu'il a fini de dégurgiter et qu'il se redresse en se tenant le ventre, Gwen a déjà extrait Souad du siège arrière pour la jeter sans aucun ménagement sur le sol.
L'enquêtrice, la joue sur le ciment, regarde une touffe d'herbe qui est parvenue à pousser au creux d'une lézarde... « Est-ce la dernière image que je vais emporter dans la mort ? Cette petite touffe d'herbe... »
– Qu'est-ce qu'on fait ? s'enquiert Florent en titubant.
– Tu la fous à l'eau !
– Moi ?
– Eh oui ! Toi, bien sûr... Je considère que tu es le principal responsable du fiasco de cette nuit. Tu assumes ta bêtise, mon grand !
Florent reste indécis durant quelques secondes, regardant Souad immobile, vautrée à ses pieds, son pull et son chemisier retroussés laissant apparaître un peu de la peau mate de son ventre.
– Je me demande...
– Quoi ? lui jette Gwen. Tu te demandes quoi ?
Florent est repris de nausées. Mais il comprime son estomac à deux poings et questionne :
– C'est le seul moyen ?
– Il n'existe aucune autre possibilité ! Nous avons été trop loin ; cette garce vivante, c'est la taule assurée pour nous tous. C'est la mort du Cercle !
Puis, retournant à la voiture, elle ajoute :
– Tu l'étouffes avant, si tu veux... Tu te débrouilles ! Mais dans les minutes qui viennent, ce ne doit plus être qu'un cadavre flottant dans la Garonne. Tu files ensuite au campus et tu évites de m'appeler. Pas un seul coup de téléphone, surtout ! Et jette ta carte SIM !
Florent comprend que Gwen l'abandonne.
– Tu te tires ?
– Je vous laisse en amoureux ! Dans l'état où elle est, tu n'as qu'à en profiter, puisque tu la trouves si désirable ! Après tout, c'est elle qui s'est servie sa petite drogue du viol !
– Comment je fais pour rentrer ?
– Ce n'est plus mon problème. Moi, je dois encore retourner à l'église faire disparaître nos traces et planquer la bagnole de cette fille. À chacun sa besogne, Florent...
La femme prend place au volant quand retentit une sonnerie de téléphone. La même tonalité que celle qui a résonné plus tôt dans la poche de Souad, à l'église... De son siège Gwen ordonne à Florent :
– Balance son portable !
Le jeune homme fouille dans le jean de Souad et récupère l'appareil qui ne cesse de sonner. Il l'ouvre, voit apparaître le prénom Martin sur l'écran lumineux.
– C'est le flic ! crie-t-il à Gwen qui vient d'enclencher la marche arrière.
« Je le savais... Martin ne va plus tarder ! »
Florent jette le téléphone resté ouvert. La lumière bleutée du petit écran décrit une grande courbe avant de s'éteindre, dans un bruit sec, sur le ciment.
Cette fois, la frayeur envahit Souad, enserrant son cerveau dans une chape de glace. Sa vessie se dilate, elle va uriner... « Le téléphone ! C'était le seul lien qui m'unissait à Martin... »