Gwen remonte la pente douce en marche arrière, effectue une rapide manœuvre et reprend la route en sens inverse.
Le silence. Et le clapotis de l'eau qui frappe légèrement la berge... Puis un léger cliquetis métallique.
Souad a entendu. Ce clic... Elle redresse un peu la tête.
Florent est en train de dégrafer la ceinture de son pantalon et la regarde en souriant.
Presque morte
Comme pour conjurer le sort, Martin et Seignolles ont pris place face à face, de chaque côté du bureau de Souad. Le divisionnaire Bornand a préféré rester près de l'une des larges baies vitrées, permettant pour l'occasion à Martin de fumer à l'intérieur du QG.
Le visage habituellement enjoué de Bornand exprime, cette nuit, inquiétude et reproche... Inquiétude de savoir une enquêtrice en danger. Reproche à l'égard du Parisien qui a envoyé celle-ci dans une mission périlleuse, de sa propre initiative, sans l'avoir préalablement consulté. Mais, après l'admonestation légitime qu'il a adressée à Martin, soutenu par le regard de Seignolles, le divisionnaire attend... Tout comme eux.
Tous attendent ce bip qui ne vient pas !
Martin a cherché par deux fois à joindre Souad, en vain. Aussi a-t-il commandé en urgence une triangulation au service spécialisé pour localiser le cellulaire de sa jeune collègue.
– Merde, s'exclame Seignolles en avalant sa énième tasse de café, ils en mettent, du temps, à la Technique !
Martin, la main posée sur le téléphone :
– Patience, Luc, la géolocalisation est en cours... On ne va pas tarder à savoir.
Seignolles fait tinter sa tasse en la reposant brusquement sur le bureau.
– Bon Dieu, Martin ! S'il arrive malheur à la petite, je vous en tiendrai pour responsable, et...
– Nous avons déjà évoqué le problème, le coupe Bornand. Nous réglerons nos comptes plus tard, si comptes il y a à régler ! Pour l'heure, espérons que le lieutenant Boukhrane a seulement eu un empêchement mineur qui lui interdit de communiquer...
Soudain, le téléphone sur lequel Martin a gardé la main posée se met à sonner. Martin décroche.
– Oui ?
Seignolles a bondi de son siège et Bornand a traversé la pièce en trois enjambées.
– Oui, oui..., fait Martin. La chaussée de Bazacle... Un quai... Oui, on file !
Martin happe son blouson et se rue vers la porte en lançant à Bornand :
– Monsieur le divisionnaire, nous restons en contact par radio... Je prends Luc avec moi et vous appelle si nous avons besoin d'hommes ou d'une ambulance.
– Foncez, répond Bornand, mais je demande cependant au Samu de vous rejoindre sur place.
Moins de trois minutes plus tard, Seignolles et Martin s'engouffrent dans le véhicule de police. Martin prend le volant et démarre brusquement tandis que Seignolles met le gyrophare et la sirène en marche.
– Ceinture ! ordonne Martin.
Seignolles se sangle. Il en comprend aussitôt la nécessité. Martin écrase l'accélérateur, pied au plancher, embraye la seconde, débraye, accroche la troisième, arrache la quatrième...
Le véhicule est précipité dans un trafic fluide qui impose néanmoins à Martin de violentes embardées pour éviter de percuter les rares automobiles dont les conducteurs réagissent à grand renfort de coups de klaxon rageurs.
Une cigarette mâchouillée et éteinte depuis longtemps entre les lèvres, Martin slalome entre voitures et motos en se maudissant d'avoir pris la décision de jeter Souad dans la fosse aux lions.
Une émotion inhabituelle lui tiraille la conscience. Un sentiment qu'il pensait ne plus jamais pouvoir éprouver pour une autre femme qu'Alexandra.
Souad a empli son esprit toute la soirée, puis a débordé sur son cœur, la nuit venue, au fil de cette angoissante et interminable attente.
La jeune femme a pris possession de lui par son absence. Elle est toute en lui, jusque dans son ventre noué de crampes, jusque dans ses doigts cramponnés au volant.
Quant à Alexandra, pareille à un spectre transparent, elle s'est effacée discrètement, aussi doucement qu'un rêve si souvent ressassé qu'il s'est usé, gommé par le temps.
Souad a levé les yeux.
Un air très frais, chargé de l'odeur du fleuve, lui caresse le visage... Florent la domine, ouvrant son pantalon. Elle souhaiterait se redresser, réagir, fuir... Mais ses membres ne répondent pas, paralysés qu'ils sont par la drogue et la peur. Par contre, elle a distinctement conscience qu'elle a froid et que son dos lui fait mal. Conséquence de la chute qu'elle a faite plus tôt, quand Gwen l'a jetée au sol... Une douleur aiguë qui lui poignarde les reins.
Florent ne la quitte pas du regard ; elle ne le reconnaît pas vraiment. Il n'est qu'une silhouette dessinée dans la nuit, seulement rendue humaine par deux yeux brillants et un sourire grotesque. Une forme portant un masque !
Elle devine cependant son intention. Il va la violer avant de la tuer... Il s'agenouille déjà, ouvre son jean, l'abaisse sur ses cuisses... Il se penche encore ; elle reçoit en plein visage son haleine rendue pâteuse par la bière. Et l'odeur salée de sa sueur.
Ses gestes sont lents... Mais n'est-ce pas la drogue que Souad a prise qui abolit le temps ?
– La garce ! entend-elle. La garce porte un string !
« Parce que je mets toujours des jeans moulants et que je ne veux pas qu'on voie les marques d'une culotte, idiot ! »
Si elle parvenait à parler, saurait-elle le convaincre de l'épargner ? Sa gorge est incapable d'articuler le moindre mot.
– Tu veux me dire quelque chose ? demande le garçon en riant.
Elle remue les lèvres.
– Oui ? Que tu vas aimer ça ?
Il fait maintenant glisser son string. Le mince tissu crisse sur sa peau ; elle entend le son amplifié lui déchirer le cerveau. Là, par ce simple geste humiliant, il vient déjà de la violer !
– Mais, bon Dieu ! Tu es trempée ! Tu as pissé dans ton froc ?
Puis il l'écrase en se couchant sur elle, l'enlaçant comme ferait un enfant maladroit, l'embrassant sur la bouche, dans le cou, lui malaxant les seins sous son pull, proférant des obscénités à peine audibles.
La révolte et la haine étouffent Souad. Sa poitrine est comprimée dans un étau. Sa gorge étranglée.
– Je t'en prie...
A-t-elle parlé ?
« Je t'en prie... »
Il rit de plus belle.
– Non, Souad ! Tu es le plus beau de mes fantasmes ! Baiser une fille incapable de réagir... Baiser une presque morte !
Elle discerne mieux ses traits. Il est devenu hideux, les yeux révulsés, mouillés des larmes de son rire, les joues d'un rouge que la nuit assombrit à peine, une grosse veine saillant à chacune de ses tempes.
– Je ne me sens pas bien..., articule-t-elle en comprenant la stupidité de sa plainte.
– Ça va passer, fait-il dans un hoquet. Il faut juste que tu te détendes ! Tu dois m'aider et t'ouvrir un peu... Tu vas adorer... Tu meurs en beauté, non ?
– Non ! dit-elle avec effort. Non !
Non ! Elle ne veut pas mourir ainsi, souillée par son urine et le sperme de ce type dont elle devine le membre, posé sur la toison de son pubis. Une chose chaude qui palpite de vie... Alors qu'elle, Souad, sera bientôt morte, emportant avec elle le crachat de ce sexe que tout son corps impuissant refuse sans pouvoir résister.
Elle ne doit pas mourir ainsi... Elle avait imaginé d'autres fins à son destin.
– Prenez à droite !
Seignolles a les yeux rivés sur le GPS que Martin ne peut consulter, tant il doit se concentrer pour traverser Toulouse à un train d'enfer, empruntant les contre-allées ou les sens uniques, s'interdisant d'utiliser la pédale de frein.