– Coupons à gauche... Là ! On rejoindra les quais plus rapidement.
Nouveau coup de volant. Le véhicule ne peut éviter une embardée, suivie d'un dangereux dérapage que son conducteur corrige aussitôt en contrebraquant.
– Je crois que vous allez nous tuer, lance Seignolles.
– J'ai fait du rallye, Luc... Ne vous inquiétez pas !
– Vous voyez, là-bas, la centrale hydroélectrique ?
– Oui.
– Prenons le pont des Catalans... Et nous y serons ! Que fiche la petite dans ce coin paumé ? Vous avez intérêt à ce qu'on la retrouve en un seul morceau, Martin !
– Vous me l'avez déjà dit. Maintenant, retirez le gyro et éteignez la sirène. Il est préférable que la cavalerie déboule en silence.
– Peut-être vas-tu le voir, ce deuxième monde, toi..., éructe Florent qui, dans sa précipitation, ne parvient pas à pénétrer Souad.
Il doit se calmer ; il a tout son temps. Cette fille n'a manifestement jamais absorbé d'acide et est complètement stone... C'est une morte. Juste encore chaude.
À moins que ce ne soit lui, Florent, qui ait là l'occasion d'aborder cette frontière que le Cercle a cherchée à tant de reprises... L'amour ! « L'amour est une voie », a répété si souvent Sormand à Gwen. « J'ai essayé il y a une quinzaine d'années », lui a-t-il avoué. Et Gwen, discrètement, a repris ses travaux et tenté de nouvelles expériences.
La frontière, c'est le sexe de Souad. Il ne reste plus à Florent qu'à y plonger le sien.
– Je t'en prie..., ne cesse d'implorer la jeune femme.
Ce sont les seuls mots qu'elle parvient à prononcer. Très bas, plaintifs.
Sa voix habituellement rauque n'est plus qu'un filet qui geint dans les aigus.
Mais la lumière qu'espérait Florent, ce sublime éclat qui devait apporter la révélation, ce superbe embrasement, ce ne sont que deux phares dont le faisceau le saisit, étendu sur Souad, son pantalon baissé laissant apparaître ses fesses nues.
Un hurlement de pneus lui vrille les tympans. Des ombres jaillissent d'une voiture. Des portières claquent. Les molécules de la drogue circulant encore dans les capillaires de son cerveau, Florent n'appréhende que vaguement la réalité.
Deux hommes viennent à lui, des poignes puissantes l'arrachent du corps de Souad ; il est violemment plaqué au sol, on lui tord les bras dans le dos pour lui passer des menottes aux poignets. Là, en quelques secondes, il prend conscience qu'il doit être ridicule, pantalon baissé, le cul nu. « Les flics... Ce sont des flics ! »
La joue contre le ciment râpeux, il voit que l'un des deux hommes se penche sur Souad qu'il rhabille avec des gestes que pourrait accomplir un grand frère. Il entend Souad prononcer :
– Martin...
Dans la brume de son esprit endolori, ce prénom lui rappelle un souvenir récent qu'une irrépressible envie de dormir efface aussitôt. Il se sent si las, maintenant. Ce rêve ne finira donc jamais ?
Au loin, la sirène d'une ambulance. Ses trois notes criardes se rapprochent, envahissent la nuit redevenue silencieuse après que Souad a murmuré : « Martin ».
Florent ferme les yeux. Ce n'est pas un rêve. Il a failli violer et noyer une femme flic. La jolie Souad Boukhrane.
Le ménage
Dès son retour, Gwen s'est rendue à son studio, rue Émile-Caffort, pour y collecter méthodiquement tous les indices ou preuves de son activité de dealer : bougies, buvards, acides, pipettes et autres seringues dont elle fait un usage régulier depuis plus de trois ans. Elle fourre le tout dans un gros sac de voyage.
Ensuite, toujours avec le même sang-froid, les gestes mécaniques, le visage dur, elle réunit tous les papiers ou documents pouvant la compromettre, et les jette dans un second sac.
Cette besogne achevée, elle considère qu'elle dispose encore d'un peu de temps pour s'attaquer au ménage, effaçant autant que possible toute trace d'empreintes susceptibles de trahir son activité ou d'impliquer ses relations.
Il lui faut une demi-heure pour essuyer les meubles, le pommeau des portes, lessiver le sol de la cuisine et de la salle de bain à l'eau de javel, récurer l'évier, les toilettes, passer l'aspirateur sur la moquette de la pièce principale...
Mais elle n'ignore pas qu'un simple cheveu, une minuscule tache de sperme, un microscopique grain de sable, une tache d'acide peuvent avoir échappé à son nettoyage... Et cela suffira à la police scientifique pour échafauder une kyrielle d'hypothèses qui deviendront pour elle autant de pièges.
Elle lance cependant un regard circulaire sur la pièce en souriant. Presque rassurée.
Elle songe un instant à Florent... Et à Souad qui doit désormais flotter entre deux eaux dans la Garonne. Une soudaine appréhension lui noue néanmoins la gorge. Florent a-t-il eu le courage de la noyer ? N'aurait-elle pas dû rester sur le quai pour s'en assurer ?
Mais elle a agi dans l'urgence... Il fallait retourner à l'église de Clairac. Et puis, elle doit s'avouer qu'elle n'avait plus suffisamment d'énergie pour assister à l'assassinat ! Elle a fui...
Maintenant, elle va se réfugier chez Laure, l'une des filles du Cercle, qu'elle a prévenue. Elle sera son alibi au cas où l'on viendrait l'interroger. « Nous sommes d'excellentes amies... de véritables amies – vous voyez ce que je veux dire ? J'habite chez elle depuis quelques jours pour bosser sur une thèse. On a passé la soirée ensemble devant l'ordinateur. » Oui, cela se tient... Si Florent a accompli sa tâche !
Elle sort, ferme à clé la porte de son studio et s'engage dans le couloir qui mène à l'ascenseur, chargée de ses deux gros sacs de voyage. Elle se contraint à marcher d'un pas calme et assuré, se conditionnant déjà pour le cas où elle serait interpellée. « Non, Florent a balancé Souad à l'eau... Je ne crains rien. »
Avant de sortir de l'immeuble, elle risque un coup d'œil alentour. Personne. Elle grimpe dans sa voiture, puis démarre. Elle roule tranquillement, respectant consciencieusement les feux rouges et les limitations de vitesse. « Inutile de prendre le risque de me faire arrêter avec ce que je transporte ! »
Elle arrive sans encombres chez Laure. Celle-ci lui ouvre, seulement vêtue d'une petite culotte et d'une chemise non boutonnée. Une grande fille musculeuse aux cheveux blonds tirés en arrière et retenus dans la nuque par un mince ruban rouge, des yeux charbon, profonds, des lèvres cerise.
Laure enlace Gwen ; les deux femmes s'embrassent avec fougue, violemment, se dévorant les lèvres, leurs langues se cherchant.
– Donne-moi tes sacs, propose Laure, je les planquerai demain à la cave. En attendant, je les fourre dans ce placard.
Gwen se rend dans la chambre, se déshabille et se glisse entre les draps où vient la rejoindre Laure qui demande :
– Veux-tu que j'éteigne ?
– Non, j'ai envie de te regarder...
Leurs lèvres s'épousent à nouveau en un baiser plus long que le précédent, moins agressif.
Leurs bouches désunies, Gwen dit :
– Je te remercie...
– De quoi ?
– De me servir d'alibi.
– Rien de plus normal ! murmure Laure. Puisque je t'aime.
Elles s'étreignent poitrine contre poitrine. Le ventre chaud de Laure, la toison rêche de son pubis, le parfum de chèvrefeuille de sa peau rassurent Gwen.
Bientôt indolente, livrée aux caresses de son amante, elle oublie cette soirée qui poissait son esprit et lui donnait la nausée.
Elle oublie Florent, Souad... et Raphaël.
Florent abdique
Au QG, Seignolles prend Florent par les épaules et l'oblige à s'asseoir sur une chaise, si fortement que le jeune homme manque de basculer à la renverse. Pitoyable, dans son pantalon mal reboutonné, la ceinture pendante, la chemise sortie, Florent observe tour à tour les deux hommes de son regard de chien effrayé.