Le sang bat dans ses mollets, dans ses cuisses. Un sang plein de vie, fort et brûlant. La preuve qu'elle n'est pas infirme. Qu'elle ne l'a jamais été ailleurs que dans un autre monde qu'elle pensait être la réalité...
Des battements de portes dans son dos. Elle se retourne. Les chambres sont closes. Elle aurait juré qu'on venait de les ouvrir et de les refermer à deux reprises.
Mais le couloir est vide et désormais silencieux. Tellement silencieux qu'il en devient menaçant. L'espace contenu entre ses murs n'est plus que danger. Et Alexandra est prise de frémissements. La peur se love dans sa poitrine, enserre son cœur entre ses griffes.
Loin, un cliquetis et des entrechoquements s'affranchissent de cet épais silence. Loin, très loin au-dessus d'Alexandra. Dans la cage d'escalier. Quelque chose déboule...
Quelque chose dévale l'escalier et vient vers elle ; c'est maintenant un tohu-bohu de sons métalliques, de bruits mats, de coups frappés sur les marches...
Elle pose la main sur la rampe, lève la tête et voit...
Son fauteuil d'infirme dégringole, rebondissant à chaque marche, déséquilibré, tanguant, roulant, tressautant, prenant de plus en plus de vitesse. C'est un objet dément, animé d'une âme diabolique qui charge Alexandra dans l'intention de la renverser. De la tuer !
La frayeur interdit à la jeune femme tout mouvement ; elle est incapable d'esquiver cette chose épouvantable qui la fait basculer dans le vide et plonger dans ce puits de lumière blanche qui l'aspire...
Alexandra se redresse sur son lit, la poitrine et le visage trempés de sueur. Elle regarde vers la porte, craignant que celle-ci ne s'ouvre et qu'apparaisse dans l'ombre la silhouette de l'inconnu qui a précipité son fauteuil dans l'escalier. Son cœur bat à tout rompre, ses tempes martèlent son angoisse.
« Respirer... Me calmer... Respirer selon ma méthode de relaxation... »
Le dos trempé de sueur calé contre l'oreiller, elle inspire et expire lentement, longuement. Jusqu'à ce qu'enfin son rythme cardiaque s'apaise.
« Une nouvelle vision ! Que peut-elle signifier ? Ces images n'ont aucun sens ! »
Le réveil aux chiffres luminescents indique une heure. La maison n'émet plus aucun son. Ce n'est que dans l'esprit d'Alexandra qu'un sifflement retentit encore... Celui que produit une des roues de son fauteuil couché sur le côté, au rez-de-chaussée de la clinique des Sorbiers. La roue ne cesse de tourner dans le vide...
Insatisfaction
Martin jette un regard à sa montre. Une heure trente ! Florent incline la tête de côté, épuisé, livide, le front brillant de sueur. Il a achevé son long monologue d'une voix faiblarde, finalement réduite à un murmure qu'entrecoupaient de brefs sanglots. Car les deux enquêteurs ne lui ont posé que peu de questions. Juste quelques coups d'éperons pour le relancer...
Il leur a donc tout dit. La naissance du Cercle, ses orgies parmi les ruines de Clairac, les expériences de décorporation instrumentées par Gwen, qui ne conduisaient qu'au bad trip, un délire nauséeux qui laissait les cobayes dans un état psychotique misérable... Le signe, tracé autrefois par le cathare Robert Sicard... La clef devant leur permettre d'atteindre le deuxième monde...
Il leur a longuement parlé de Gwen qui a pillé les recherches du professeur Sormand. Mais il leur a juré qu'elle n'était pas dans la grotte le jour où Estelle et Cédric ont tenté le voyage... Lui non plus. Ni aucun membre du Cercle.
Enfin il a conclu en évoquant cette soirée, avec Souad qui a absorbé les deux morceaux de buvard, leur jurant que l'idée de se débarrasser d'elle venait de Gwen.
– Nous allons en rester là, annonce Martin. Nous connaissons la suite.
Florent demeure sans réaction. Son corps semble sans vie, tassé sur la chaise, la poitrine se soulevant à peine sous les à-coups d'une respiration imperceptible.
Seignolles se lève brusquement et empoigne le jeune homme à demi assoupi.
– Qu'est-ce que vous faites ? réagit Florent, les yeux embués de larmes.
– Au lit ! lui lance Seignolles d'une voix volontairement agressive. En cellule ! Tu excuseras le manque de confort, mais l'administration ne donne pas dans les quatre-étoiles !
Le prenant par le bras, il l'entraîne vers la porte que leur ouvre Martin.
– Tu seras déféré demain devant le juge d'instruction, lui explique le gendarme en le poussant sévèrement. Tu devras lui déballer à nouveau ton laïus. Tu n'as d'ailleurs pas fini de le répéter !
– Il faudrait prévenir mes parents, gémit Florent en pleurnichant.
– Ce sera fait.
– Je vous attends ici, Luc !
Martin apprécie cet instant de solitude et de silence qui lui est offert. Il se dirige vers l'une des fenêtres qu'il ouvre en grand pour laisser pénétrer l'air frais dans la pièce enfumée, saturée de relents de sueur.
À l'extérieur, la ville s'est quasiment endormie. Ne passent que de rares voitures dont le bruit de moteur lui parvient très atténué. Il reste là, debout devant la fenêtre, à respirer profondément. Insatisfait...
Les aveux de Florent n'esquissent qu'une partie des réponses aux nombreuses questions qu'il se pose depuis son arrivée à Toulouse et son entrée dans la grotte de Sainte-Engrâce. Ces aveux ne permettent pas d'expliquer pourquoi le colonel Legendre était aux obsèques d'Estelle, puis place du Capitole, enfin à l'université pour fouiller le bureau de Sormand...
Toujours à la fenêtre, Martin n'entend pas Seignolles rentrer dans la pièce. Il ne prend conscience de sa présence que lorsque celui-ci se place à son côté pour lui demander :
– Vous vous tâtiez pour savoir si vous alliez sauter ?
– Pardon ?
– Rien... c'était une plaisanterie ! Vous voyez, je suis comme vous : mon humour est pitoyable !
– Désolé, je ne pense pas pouvoir être bon public, cette nuit. Trop crevé ! Et puis, si je devais choisir un mode de suicide, je n'opterais pas pour la défenestration.
– On peut connaître votre choix ?
Martin sourit, se retourne sur Seignolles et dit :
– Je prendrais de bonnes chaussures de marche, mon anorak et un paquet de clopes... Et je grimperais n'importe quelle montagne dangereuse en empruntant une voie nouvelle qui me conduirait à une superbe plate-forme dominant une vallée. Alors là, seulement là, je plongerais !
– Une belle mort, admet Seignolles. Un peu comme celle de mon père.
– La sienne fut différente. C'était un accident.
Après un temps, le gendarme énonce très bas :
– C'est ce que je vous ai dit...
Martin attend que Seignolles ajoute une explication, une confidence... Comme rien ne vient, il demande :
– Le môme est sous les verrous ?
– Oui. Il a craqué en entrant dans la cellule et s'est remis à chialer. J'ai eu le sentiment qu'il prenait seulement conscience à cet instant de la gravité de ses actes.
– Votre avis sur ce qu'il nous a appris ?
Le gendarme prend quelques secondes de réflexion avant de répondre :
– Je n'en ai pas vraiment. Ou plutôt si : une vague impression qui me met mal à l'aise. D'accord, ces gamins se droguent, dealent, s'inventent des délires ésotériques sur les cathares, s'envoient en l'air dans des partouzes orchestrées par leur prof de TD... mais ce ne sont pas pour autant des criminels ! La véritable responsable, c'est Gwen Leroy qui leur lave le cerveau à grands jets d'acide !
Martin acquiesce d'un hochement de tête.
– Je ressens un peu la même chose que vous... Néanmoins, nous tenons l'extrémité du fil de la pelote... s'il n'y a qu'une seule pelote à dérouler !