– Sans doute, poursuit Souad ; néanmoins, tu en écoperas déjà au minimum pour cinq ans ferme ! Et un sacré accroc dans ta jeune carrière...
– Peu importe ! dit Gwen calmement, prenant son temps avant d'ajouter : Cependant, si je dois tomber, je n'ai pas l'intention d'être la seule à payer ! D'autres sont coupables, mais évidemment intouchables !
– Qu'est-ce que tu veux dire ?
– Crois-tu donc que le Cercle ait pu inventer ça tout seul ? Tout était dans les notes que Raphaël Sormand m'a données.
Souad la dévisage, tentant de démêler la part du vrai et du faux. Cette dénonciation n'est-elle pas seulement une manière de revanche ? « Ne se venge-t-elle pas de Sormand qui l'a plaquée, comme Florent me l'a appris ? »
– Je pensais que tu avais pillé les travaux de Sormand à son insu, objecte Souad.
– Tu es d'une naïveté, Souad !
– Les notes évoquaient aussi les drogues, le peyotl en particulier ?
– Bien sûr ! Et nous n'avons fait que suivre le processus décrit par Sormand ! Un protocole qu'il a expérimenté il y a une quinzaine d'années... Où crois-tu que j'aie déniché le traité de Robert Sicard ?
– Et ces documents, où pouvons-nous les trouver ?
– Sans doute dans l'ordinateur de Sormand... Sauf, évidemment, s'il les a détruits pour se protéger ! Sauf si quelqu'un de haut placé a fauché son ordinateur !
– À qui fais-tu allusion ?
– Je ne sais pas, répond Gwen en souriant. La police doit être au courant, non ?
– Tu sous-entends qu'une instance gouvernementale surveillerait de très près les recherches du professeur Sormand et nous mettrait des bâtons dans les roues ?
– Renseigne-toi auprès de tes supérieurs, s'esclaffe Gwen. J'ai le sentiment que l'affaire te dépasse, ma petite Souad... Comme elle dépasse ce flic qui est venu m'arrêter ! Vous donnez tous l'impression d'être des mômes en culottes courtes qui veulent jouer dans la cour des grands ! Mais tu peux toujours essayer de me poser d'autres questions, je n'ajouterai rien...
– Sûr ? demande Souad.
– Sûr ! réplique froidement Gwen.
Tandis que Souad repasse les menottes à Gwen, Martin s'éclipse. « Souad n'est pas parvenue à tirer grand-chose de Gwen, pourtant elle a su la mettre suffisamment sous pression pour l'inciter à réfléchir dans sa cellule jusqu'à ce que je la reprenne en main à ma manière, quand je disposerai de nouveaux éléments à charge. Et je compte beaucoup sur les résultats des diverses perquisitions que Luc est en train de mener... »
Martin, comme cela lui arrive de plus en plus souvent, est pris d'une impulsion subite et décide de quitter le commissariat pour aller se promener en ville : marcher, se laisser distraire par l'animation de la rue, s'arrêter à une terrasse de café, y boire un verre en fumant cigarette sur cigarette...
À quoi bon rester à attendre au bureau ? Il dira plus tard à Souad tout le bien qu'il a pensé de son interrogatoire face à cette vipère de Gwen. Pour l'heure, il préfère ne pas se trouver seul avec la jeune femme qui ne manquera pas de revenir sur sa présence dans sa chambre d'hôpital, cette nuit.
Que lui répondre ? Il ne sait plus ce qu'être amoureux signifie. Amoureux ? Il l'a toujours été d'un souvenir... Sa façon de refuser le présent.
Mais Alexandra est revenue se loger dans ce présent... Puis Souad !
Entre Aberfeldy et magret
– Décidément, vous connaissez toutes les bonnes adresses de Toulouse ! s'exclame Martin, prenant place entre Luc et Souad à la terrasse du restaurant Au Pois Gourmand.
– La vue sur la Garonne est remarquable, souligne Seignolles. C'est un peu pour ça que je viens ici. Et pour le magret de canard !
Il est à peine neuf heures. La soirée a adouci une journée alourdie par une trop forte chaleur. Martin avait espéré en vain que craque un bon gros orage comme il les aime.
C'est lui qui avait eu l'idée de procéder à leur débriefing dans un bon restaurant, trouvant l'atmosphère du QG de plus en plus oppressante. Il y avait passé trop d'heures d'angoisse en compagnie de Seignolles et Bornand à attendre le foutu bip de Souad !
Ils ont commandé des apéritifs. Martin a choisi un Aberfeldy, agréablement surpris de le découvrir sur la carte, ne pouvant s'empêcher, au passage, de dispenser un petit cours à ses hôtes au sujet de cet extraordinaire single malt des Midlands, distillé avec la plus pure des eaux de source de la planète ! Seignolles s'est contenté d'un Martini, et Souad, sacrifiant à la mode, a demandé un Mojito.
La conversation grippe, patine, peine à s'installer. Tous trois accusent la fatigue causée par les récents événements et demeurent de longues minutes dans une atonie qu'érode progressivement l'alcool d'une seconde tournée.
Voyant Luc sortir une fine cigarette blonde d'un étui en argent, Souad, décidée à briser la glace, dit :
– Tu fumes, Luc ?
– Occasionnellement.
– C'est un étui à cigarettes de gonzesse, ça, non ?
Martin, jugeant la remarque déplacée, s'apprête à intervenir pour arrondir les angles quand Luc, éclatant de rire, réagit aussitôt :
– Allons, Souad... Ne fais pas comme si tu ignorais que je suis homo ! Je peux même jurer que tu en as fait part à Martin, n'est-ce pas ?
Martin, sur lequel se retourne Seignolles, arque ses sourcils, l'œil en point d'interrogation, cherche les mots qui conviendraient à ce genre de réponse tout en plongeant le nez dans son single malt...
– C'est exact, se décide-t-il enfin. Souad a fait... disons, une allusion !
– Eh bien ! lance Seignolles en ouvrant grand les bras, au risque de gifler le client d'une table voisine. Eh bien, maintenant, tout est clair ! Vous voyez là un problème, commandant ?
Martin sourit. « Ce qu'il y a de bien, avec le whisky, c'est son effet euphorisant immédiat ! » Et il répond :
– Absolument pas. Je suis même étonné que votre sexualité devienne un sujet de conversation. Nous sommes au xxie siècle, bon Dieu ! À l'heure du Pacs et des mariages entre homosexuels dans certains pays où homos et lesbiennes peuvent même élever des enfants adoptifs...
– N'empêche, dit Souad à l'adresse du gendarme, voilà pourquoi je t'aime bien. Au moins, avec toi, on peut parler ! Tu es toujours à l'écoute des autres. Surtout des femmes... Il n'y a pas chez toi ce côté macho que certains hommes affichent ostensiblement pour s'imposer... Tu sais, le style « gros bras », toujours un peu artificiel !
– Serais-je visé ? glisse Martin en faisant danser l'or de son whisky dans son verre.
– Toi... heu, vous ! Martin ! Ah non ! Pas le moins du monde, commandant ! C'est un vrai plaisir de dialoguer avec vous ! Vous êtes tellement attentif, précautionneux, vigilant, tout yeux, tout oreilles... D'ailleurs, quand je me lève, le matin, je me dis tout de suite : tiens, chouette ! après ma journée de fac, je vais passer une soirée au QG avec ce commandant si jovial et primesautier que c'en est un régal d'avance !
Seignolles rentre la tête dans les épaules comme pour se protéger d'une averse imminente. Mais c'est au contraire un rire inconnu, franc et enfantin qui illumine le visage du Parisien. Et celui-ci fait tinter son verre contre celui de Souad en disant :
– Tout mon portrait ! Souad, tu es la plus perspicace des psychologues !
Seignolles a noté que le commandant venait de tutoyer la petite. Il a vu aussi un éclair traverser le regard de celle-ci. « Une petite flamme de désir ! »
– Bon ! fait Souad en reposant son deuxième verre, qu'elle vient de vider jusqu'à en lécher le bord. L'accumulation de l'acide d'hier soir, des calmants de cette nuit puis de ces deux Mojito me fait un drôle d'effet... Il serait peut-être raisonnable de commencer notre débriefing, chef... Je ne réponds plus de rien après un verre de vin supplémentaire.