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– Ne conviendrait-il pas de feindre de nous montrer plus coopératifs avec certains enquêteurs, voire certains praticiens ? Cela afin d'endormir leur méfiance et de les conduire sur des chemins détournés, moins dangereux pour notre loge... ?

La première voix répond :

– Sœurs et Frères, il est temps de prononcer des noms. Car ces noms sont porteurs de périls pour notre Respectable Collège. Le docteur Alexandra Extebarra est actuellement sous notre contrôle, bien que certaines défaillances se soient produites au cours de sa surveillance ; nous sommes en droit de nous méfier d'elle... Les faits et gestes du commandant Martin Servaz sont eux aussi observés ; malgré ses connaissances relatives aux sectes, il ignore notre existence ; il représente néanmoins une menace... Le gendarme Luc Seignolles ne deviendra dangereux que si Servaz parvient à atteindre le Centre... La plus nuisible est sans aucun doute le lieutenant Souad Boukhrane qui est perpétuellement filée ; c'est certainement la plus entreprenante... La chargée de TD, assistante du professeur Sormand, Gwen Leroy, est actuellement neutralisée...

– Dans ce cas, lance une troisième voix, le moment n'est-il pas venu d'envisager certains actes destinés à arrêter les investigations ou tout au moins à les retarder ? Cela nous permettrait de gagner du temps...

La parole circule alors, respectant l'immuable rituel qui ordonne les interventions. Une petite tape du plat de la main droite sur la table pour indiquer que l'on va s'exprimer. Ainsi rythmée, la conversation s'organise d'elle-même, phrase après phrase, comme on élève un mur brique après brique...

Neuf voix précédées de brefs clappements s'interpellent en une étrange chorale. Voix de femmes et d'hommes. Paroles d'ombres...

– Si l'on juge que le lieutenant Souad Boukhrane constitue un obstacle, votons son élimination ! Cousons-lui les lèvres !

– Ne conviendrait-il pas de supprimer par priorité les éléments qui ont cherché à imiter l'expérience du professeur Sormand ?

– Ce serait en effet une excellente initiative ! Ces éléments sont des facteurs de troubles... Ils risquent d'orienter l'enquête dans une direction qui rejoint la nôtre.

– Gwen Leroy est un cas sensible... Même si elle a dévoyé les connaissances du professeur Sormand, elle en a cependant beaucoup appris ; nous devons redouter qu'elle ne divulgue aux enquêteurs des secrets qui les rapprocheraient du Centre.

– Je partage cet avis. Pour l'heure, la police considère que Mlle Leroy n'est rien d'autre qu'une illuminée. Il n'en demeure pas moins que, derrière l'écran de fumée de son charlatanisme, il existe une réelle intelligence et un savoir qu'a initié le professeur Sormand.

– Le Frère nous a dit tout à l'heure que le docteur Alexandra Extebarra était sous contrôle. Il n'empêche qu'elle a été surprise plusieurs fois à espionner dans la clinique des Sorbiers. Notre Frère ici présent, qui est en charge de ce sujet, peut-il nous rassurer et nous affirmer que ces fâcheux désagréments ne se reproduiront plus ?

– Je m'y engage, Sœurs et Frères...

– Nous ne doutons pas de ta dévotion, Frère, et nous espérons que tu sauras t'acquitter de ta tâche sans laisser se répéter ces défaillances préjudiciables à la sécurité de notre ordre...

– Nous rappelons qu'un manquement grave de la part de l'un d'entre nous entraîne ipso facto le châtiment...

– Nous le savons, entonne l'assemblée d'une même voix. Il en est ainsi aujourd'hui comme hier ! Nous connaissons le châtiment infligé au traître. Il mourra la bouche cousue d'or.

– Soyons plus vigilants, Sœurs et Frères. N'oublions pas la faute que nous avons commise au sujet de Cédric Tissier !

Enfin la première voix récite :

– Ce qui a été prononcé en cette Loge Muette est à jamais enfoui dans le Secret de notre esprit et de notre cœur. Ce qui a été dit n'a pas été tracé. Notre parole appartient à la mémoire et elle seule en est la gardienne. Est-ce ainsi ?

Le chœur conclut :

– Il en sera ainsi demain !

Puis, comme de coutume, le dernier arrivé se lève et quitte la salle sans un mot ni un regard pour ses semblables, ombres dans l'ombre.

Ils sont neuf.

Neuf silhouettes qui sortent successivement de la dernière maison nichée au bout d'une étroite rue que la nuit fait paraître atemporelle. Un chêne-liège dresse sa masse de feuillage immobile au faîte d'un muret. Le pavé brille sous un rai de lune. À l'écart des moteurs de voitures, la nuit est sans bruit.

Ils se nomment les Neuf. Et savent que, bientôt, ils devront tuer et clore d'un fil d'or les lèvres de leurs victimes.

Les pantins

Martin a pris la précaution d'appeler Sormand à l'université pour lui demander de les recevoir. Celui-ci a accepté sans rechigner, leur disant qu'il serait libre vers onze heures, à la fin de ses cours.

Martin et Seignolles se présentent à onze heures précises devant le bureau du professeur. Après qu'ils ont frappé, la voix de ce dernier les invite à entrer.

Martin remarque tout de suite sa mise soignée. Il s'est rasé de près, habillé avec goût. Malgré les années et l'embonpoint, Sormand peut encore faire illusion... et impressionner, se dit-il. Même avec le sincère chagrin qui ne le quitte plus et assombrit ses traits.

Sans un mot de bienvenue, Sormand s'installe derrière son bureau et désigne du menton deux sièges à Martin et Seignolles.

« Que puis-je faire d'autre qu'ironiser, songe le professeur, quoique cela ne risque guère de démonter Martin et son collègue, qui paraît très attentif ? »

– Vous venez à deux, maintenant ? Laurel et Hardy ! À moins que tu ne craignes de m'affronter seul, Martin ?

– Épargne ta salive ! rétorque sèchement le commandant. Et fais-moi grâce de ton humour ! Nous souhaitons préciser quelques points avec toi et te poser certaines questions, suite à l'arrestation de Gwen.

– Ah, cette petite garce !

Martin allume une cigarette, prenant volontairement son temps, tandis que Seignolles sort son épais et précieux carnet qu'il ouvre à une page vierge, puis attend, stylo en main.

– Ta chargée de TD nous a révélé qu'elle s'était inspirée de notes que tu lui aurais données et qui décrivent l'expérience que tu as réalisée il y a dix-sept ans.

Sormand hausse les épaules.

– C'est stupide. Je ne l'ai jamais autorisée à consulter mes archives !

– Alors, dans ce cas, rétorque Martin, explique-moi comment elle a pu utiliser du peyotl... pourquoi elle tente d'expérimenter la décorporation avec ses jeunes adeptes... pourquoi elle évoque le prétendu traité d'un hypothétique cathare nommé Robert Sicard...

Sormand pousse un profond soupir, hoche la tête d'avant en arrière ; une soudaine lassitude a envahi son visage.

– Ce que j'en sais ! Elle aura été assez habile pour pénétrer dans mon ordinateur... Puis, pour lui-même, il ajoute : Qu'est-ce que je suis con ! J'aurais mieux fait de tout détruire depuis longtemps !

– Et sur le signe dont Gwen et ses camarades ont fait leur emblème et qu'on a retrouvé peint dans le dos d'Estelle, tu n'as évidemment toujours pas d'explication à nous donner !

– Pas la moindre. Je te le répète !

Seignolles prend alors la parole :

– Vous affirmez donc n'avoir jamais eu connaissance des activités de Gwen Leroy, alors même qu'elle était votre maîtresse et que, dans cette hypothèse, on peut supposer que vous échangiez des confidences ?

– Que cela vous paraisse ou non crédible, elle n'a jamais évoqué avec moi ce genre d'activité ! Je ne peux nier que nous avons souvent parlé du sujet sur lequel je travaille depuis près de vingt ans. Ce que vous pouvez découvrir si vous lisez mes publications ou assistez à mes conférences... Quant à l'intervention des cathares ou du chamanisme dans cette affaire, je ne me l'explique pas... Sauf que je considère Gwen comme une détraquée et qu'elle a dû mélanger dans un grotesque salmigondis de multiples influences provenant des différentes méthodes de décorporation utilisées à travers le monde, issues de cultures très variées. Je ne vois rien de scientifique dans tout ce fatras !