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Deux ombres

« Curieux revirement ! » songe Alexandra en gagnant la chambre de Cédric. Curieux comme le professeur Vals s'est montré soudain coopératif avec elle en l'invitant à tenter d'entrer à nouveau en communication avec le jeune homme... Et cela, en présence Martin ! Elle se souvient encore comme il avait explosé de colère, le soir où il l'avait surprise auprès de Cédric.

Elle réfléchit à ce qui a bien pu le convaincre... Le lendemain, quand elle avait osé évoquer ses modestes dons de médium, il lui avait ri au nez, refusant toute conversation à ce propos. Et voici que ce matin, sans raison apparente, il la convie, tout sourire, à répéter l'expérience dans l'après-midi !

– Le commandant Servaz m'a suggéré de vous permettre de pratiquer un second essai, lui a-t-il dit. Ce n'est pas que je sois un chaud partisan de ce genre de pratique, vous le savez ! Cependant, pourquoi ne pas explorer toutes les pistes qui s'offrent à nous ? Y compris les chemins buissonniers à l'écart de la médecine officielle...

– Je m'étonne de ce rapide retournement, professeur.

– Servaz s'est montré très persuasif et m'a appris que la police ne refusait pas d'utiliser les services des médiums, voyants et autres spirites dans le cadre de certaines enquêtes !

– C'est tout à fait exact. Bon nombre de voyants sont souvent consultés lorsque les enquêteurs se retrouvent dans l'impasse. Naturellement, aucune publicité n'est faite à ce sujet.

C'est donc à quatorze heures trente précises qu'Alexandra se présente devant la chambre de Cédric, gardée comme il se doit par l'inévitable Virgile qui lui adresse un bref salut, toujours aussi inexpressif. Il lui ouvre la porte. Vals et Martin sont déjà présents. Se sachant observée par Vals, elle évite de manifester la moindre émotion à la vue de son ami.

Tous prennent place sur le côté gauche du lit de Cédric. Le garçon ressemble à un mort : il a les yeux grands ouverts, le regard braqué vers le plafond. Un regard vide, figé, sans âme. Un mort-vivant paraissant retenu à la vie par la seule grâce de la perfusion et des électrodes disposées sur son front et sa poitrine, qui le relient par un écheveau de fille aux moniteurs. Ces derniers émettent leurs petits bips réguliers, battements discrets et métalliques qui envahissent néanmoins tout l'espace de la chambre.

Vals examine le rythme cardiaque et la tension artérielle du patient, puis, manifestement satisfait, s'adresse à Alexandra :

– J'ai volontairement prescrit des sédatifs plus légers, ce matin... Je garderai les yeux sur les écrans tandis que vous le... comment dites-vous ?

– Je le sonderai ! Je poserai les questions à voix haute de manière à ce que vous sachiez ce que je lui demande. Il ne s'agit pas d'un tour de magie, professeur... Je vais seulement exploiter un don que la nature m'a offert.

– Oui, oui..., fait Vals sans conviction, en exhalant un bref soupir.

Alexandra se concentre. Elle ferme les yeux et prend délicatement la main de Cédric dans la sienne.

– Il a encore de la fièvre, remarque-t-elle.

– Je sais, dit Vals. 38°5...

Martin a fourré ses poings serrés dans ses poches. Il se tient derrière le fauteuil d'Alexandra, quelque peu mal à l'aise.

– Cédric, commence Alexandra en se penchant sur le jeune malade, je suis le docteur Extebarra... Alexandra Extebarra... Nous nous connaissons un peu... Souvenez-vous : je vous ai pris par la main pour entrer dans la grotte de Sainte-Engrâce... Vous avez accepté mon aide... Pouvons-nous parler d'Estelle ? Pouvons-nous retourner dans cette grotte ensemble ? Avec elle... Avec Estelle...

Alexandra a baissé les paupières. Tout son buste est tendu en avant, comme dans un plongeon suspendu. Cédric, ce mort flottant entre deux mondes, ne réagit pas. Ses pupilles dilatées demeurent fixées sur un point imaginaire situé bien au-delà du plafond de la chambre.

Vals ne quitte pas des yeux les écrans.

– Rien ! Aucun signe notable sur le tracé de l'encéphalogramme... ni sur celui de l'électro ! murmure-t-il.

La voix d'Alexandra, douce et lente, devenue presque enfantine, cherche une nouvelle fois à pénétrer la conscience de Cédric. Une voix liquide qui doit s'insinuer par d'infimes interstices dans cette conscience gélifiée par la drogue.

– Pourquoi êtes-vous partis tous les deux dans la montagne ? Quelles étaient vos intentions ?

Toujours aucune réaction. Cédric garde les yeux rivés au plafond.

– Que s'est-il passé dans la grotte ? glisse Alexandra.

Vals et Martin échangent un regard. Le premier semble indiquer au second qu'il n'y a plus aucun espoir. Avec un sourire qui trahit le peu de crédit qu'il accorde à cette expérience.

– Pensez à Estelle, Cédric..., dit Alexandra. Estelle... Estelle ! Pensez à elle...

Martin est parcouru d'un frisson. La voix d'Alexandra est méconnaissable ; il se demande si la jeune femme n'est pas en transe.

Mais Cédric cligne des yeux. Il bouge la tête. Lentement. Il se tourne vers Alexandra. Puis ses lèvres s'entrouvrent sans qu'aucun son ne sorte de sa gorge.

Martin s'est rapproché, a posé ses deux mains sur le dossier du fauteuil roulant ; il se penche, impatient. « Serait-il possible qu'il parle ? Qu'il nous apprenne enfin la vérité ? »

Les lèvres bleuies du jeune malade articulent :

– Estelle...

Alexandra serre un peu plus fort la main de Cédric.

– Dans la grotte, poursuit-elle, vous avez reproduit un cercle avec des bougies...

– Je l'aimais beaucoup..., dit Cédric.

Tous voient distinctement une larme couler le long de la joue du jeune homme qui esquisse même un infime sourire mélancolique.

Martin se tourne vers Vals pour l'interroger du regard, mais ce dernier garde les yeux rivés sur l'écran de ses moniteurs. On jurerait qu'il est inquiet... Son front s'est soudain couvert de sueur, et ses pommettes ont rougi.

Cette fois, Alexandra est parvenue à s'immiscer dans l'esprit de Cédric, y instillant toute la tendresse et la bonté dont elle est capable. Dans ce continent étranger qu'elle aborde, Alexandra s'aventure avec prudence ; le moindre faux pas serait fatal, et la conscience de Cédric la repousserait aussitôt violemment. Ce serait un traumatisme pour l'un comme pour l'autre...

L'esprit d'Alexandra s'est maintenant greffé sur celui de Cédric. À haute voix, elle décrit ce qu'elle voit.

Estelle est nue... Agenouillée sur le sol de la grotte. Au centre du double cercle de pierres blanches et de bougies...

– Vous avez pris du peyotl, n'est-ce pas ?

– Oui... Nous désirions atteindre le deuxième monde... Celui qu'a exploré le cathare...

Estelle, extatique, tient son petit bouquet d'edelweiss serré contre ses seins... Son visage s'anime, se déforme... Son buste ne cesse alors d'aller d'avant en arrière, en un très lent mouvement de balancier...

Fasciné, Martin observe successivement Alexandra et Cédric. Ce dernier commence à s'agiter. Il transpire abondamment. Sa respiration se fait plus saccadée.

– Ils... Ils n'ont pas voulu de nous..., dit Cédric, l'élocution douloureuse, comme s'il fournissait un énorme effort pour s'exprimer.

Alexandra tressaille. Elle ouvre des yeux exorbités, saisie d'une vision qui l'épouvante. « Ils ne sont pas seuls dans la grotte ! » Elle referme aussitôt les paupières, se tend davantage encore vers Cédric...

Deux silhouettes indistinctes vêtues de noir s'approchent d'Estelle. Cédric les discerne mal... Deux formes humaines surgies de l'ombre... Cédric se retourne et prend peur ; il hurle. Son cri se répercute en une succession d'échos qui se fracassent contre les parois de la grotte. Terrorisé, le jeune homme s'enfuit...