Je suis sorti de la serre, j'ai fait semblant de m'éloigner en marchant sur place et en faisant progressivement décroître le son de mes pas. Puis j'ai collé mon oreille au bois de la porte et je les ai écoutées parler. Maman ne peut pas s'imaginer que je suis capable de tricher, de l'espionner. De les espionner toutes les deux, elle et Marie.
Peter Pan ! Voilà de quoi elle a peur, maman. Que je refuse de grandir et que je m'isole dans mon petit univers ! Elle a tort et raison à la fois. Car j'ai réellement envie de m'envoler, de m'enfuir...
Je sais que j'en suis capable. Toutes les deux, elles sont loin de se douter de quoi je suis capable ! Je le leur tais ; j'agis comme n'importe quel adolescent de mon âge. Du moins en ai-je le sentiment. Il se peut que je me trahisse parfois, malgré toute l'attention que je porte à respecter un comportement banal. Mais maman devine tant de choses. Ces choses invisibles qui flottent autour de nous, qui me frôlent aussi, souvent, pareilles à des fantômes.
Je n'en ai pas réellement peur. Ces ombres viennent d'un autre monde. Elles jaillissent du passé... À moins qu'elles ne soient des créatures du futur qui rebroussent chemin...
Je les devine, la nuit. Surtout la nuit, quand maman et Marie dorment et que leur esprit est au repos, n'interférant pas avec le mien que je libère alors totalement.
Je les écoute bruire en moi, cherchant à me parler. Je tends toute mon âme vers elles, pour les comprendre. Et je n'y parviens pas. Je ne perçois que de rares bribes indistinctes, des milliers de voix mêlées qui forment une boue sonore, sourde et visqueuse.
Il me semble cependant qu'elles m'appellent, m'invitant à les rejoindre. Comment ? Comment puis-je m'unir à elles ?
Il existe un « passage », j'en ai la certitude. Je le trouverai... Je prendrai le temps. Je suis plus patient qu'un animal sauvage à l'affût. Tout aussi sournois. Capable de me fondre dans le décor, de me faire oublier et de bondir au moment où la « porte » s'entrouvrira !
Là, je foncerai. Je quitterai cette vie pour gagner celle qui me réclame. Celle où je volerai comme un ange, hors de mon corps qui m'embarrasse, hors du temps.
Et je serai heureux, planant dans une éternité figée.
Raphaël
Raphaël Sormand doit s'y reprendre à plusieurs fois pour garer sa voiture dans laquelle il demeure un long moment, les mains crispées sur le volant, avant de se décider à descendre et de claquer rageusement la portière derrière lui.
Il est au bord de l'évanouissement.
Aussi se hâte-t-il de gravir les quelques marches qui mènent à l'entrée de l'immeuble. S'il perd connaissance, que ce soit au moins dans son studio, à l'abri de tous !
S'évanouir ou mourir... Disparaître du monde ! Épuisé, il s'arrête devant la cage de l'ascenseur et appuie sur le bouton d'appel qui se met à clignoter. Cette courte halte lui permet de reprendre un peu le contrôle de lui-même, de revenir à cette réalité qui lui échappe depuis qu'il a vu Estelle, allongée, nue, sur le sol terreux de la grotte. Sur le coup, la violence du choc a été telle qu'il n'a pas pleuré. Il n'a pas vraiment compris.
À moitié aveuglé par la lumière des projecteurs, il s'est contenté de rester hébété devant le cadavre, incrédule, fixant ce corps inerte comme s'il se fût agi d'une inconnue. L'idée stupide que cette scène aurait pu être celle du tournage d'un film lui a même traversé l'esprit. Puis, doucement, à force de regarder cette petite morte, celle-ci est redevenue lentement sa fille. Très progressivement. Pareille à une photographie se révélant...
Et il a remarqué le motif tracé grossièrement en rouge dans son dos. Cela la rendait obscène.
Sa fille aimée, pour laquelle il aurait donné sa vie sans hésiter, était là, lovée sur elle-même, plus fragile qu'à sa naissance... Estelle pour laquelle il envisageait une belle carrière dans l'enseignement... Le seul être au monde qu'il fût parvenu à préserver de son égoïsme.
Estelle qu'il a chérie dès le premier instant. Dès qu'il eut coupé le cordon ombilical pour la prendre dans ses bras et l'emporter dans la salle des premiers traitements. Contrairement à beaucoup de bébés, elle n'avait pas crié d'emblée.
Aussitôt dans la nursery, il avait tenu à la nettoyer lui-même des miasmes qui recouvraient son corps menu, encore tout froissé, puis il l'avait emmaillotée avant de la présenter à Claudia qui se reposait dans sa chambre...
Comme l'ascenseur arrive, il y entre machinalement, reprenant le cours de ses pensées.
De ce jour il s'était occupé de sa fille autant qu'il était possible, l'assistant dans ses devoirs d'écolière, puis d'étudiante, tissant entre eux, au fil des années, une complicité telle qu'ils en devinrent confidents l'un de l'autre. Au cours d'interminables conversations, le soir dans sa chambre, Estelle lui avait conté ses flirts, sa crainte lorsqu'elle avait eu son premier rapport sexuel, ses inquiétudes de jeune fille qui s'engagerait un jour dans la vie active et se marierait. Lui l'écoutait, la rassurant, chassant ses appréhensions, balayant ses hantises, écartant ses anxiétés, se servant de son talent de persuasion, de sa voix chaude et grave qui a toujours su envoûter ses interlocuteurs. Cette voix hypnotique dont il a tant usée.
De son côté, il en était venu à lui confier ses angoisses de chercheur, l'associant à ses travaux qui la passionnaient manifestement. Parfois, quand il s'abandonnait encore davantage, il lui arrivait de parler de ses difficultés à vivre en couple avec Claudia, ne lui cachant pas qu'il avait des maîtresses. Estelle ne l'avait jamais jugé, lui recommandant seulement de ne pas faire souffrir sa mère. Cette dernière ne méritait pas, malgré tous ses défauts, qu'on la blesse...
Estelle aimait-elle un peu Claudia ? La trop forte présence de son père n'avait-elle pas éloigné la fille de sa mère ? Sormand se demandait maintenant s'il ne s'était pas conduit en vampire. S'il ne s'était d'ailleurs pas toujours comporté ainsi. N'a-t-il pas dévoré Estelle, après avoir englouti Claudia ? N'est-il pas un ogre qui consomme les femmes, corps et âme ?
L'ascenseur s'arrête au troisième étage. Sormand reste un moment immobile, soudain angoissé à la pensée de se retrouver seul dans son studio, avec ce trop-plein de souvenirs qui lui déchirent déjà l'esprit. Ne ferait-il pas mieux de rejoindre Claudia, à qui il a appris le décès de leur fille par un simple coup de téléphone ? De se précipiter et de la serrer dans ses bras ? De lui dire qu'ensemble ils seraient plus forts pour affronter cette épreuve ? Que...
À quoi bon ? Cela fait une éternité qu'il n'existe plus le moindre sentiment entre eux deux !
Il pousse la porte de l'ascenseur et s'avance dans le couloir, mi-marchant mi-titubant. Non, il n'a plus guère que la force de se jeter sur son lit et de pleurer tout son soûl...
Tournant la clé dans la serrure, il est surpris de constater que celle-ci n'est pas fermée à double tour, comme il a pris l'habitude de le faire. Une boule de colère lui monte dans la gorge, à l'en étouffer, quand il comprend soudain que Gwen est là !
Il ouvre. Elle est allongée sur le lit, nue, souriante, attendant visiblement qu'il vienne lui faire l'amour. Mais, découvrant le visage ravagé de Raphaël, elle se redresse vivement et saisit instinctivement une chemise pour dissimuler ses seins et son pubis, en un geste ridicule et dérisoire.
– Qu'est-ce qu'il t'arrive ? demande-t-elle de sa voix de gamine qu'elle mime à outrance.
Sans répondre, Raphaël ôte sa veste et s'affale dans le fauteuil, derrière son bureau.
– Fous le camp, Gwen !
La jeune femme devine qu'il s'est produit une catastrophe. Mais quoi ? Désireuse de le réconforter, elle vient s'asseoir sur les genoux de son amant qui la repousse brutalement.
– Je t'ai dit de foutre le camp ! s'écrie-t-il. Je ne veux plus te revoir ici ! Tu comprends ?