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– Enfin, je ne vous comprends pas, tous les deux ! beugle Barrot en frappant son bureau de la paume de ses deux mains. Vous détenez une suspecte qui vous avoue avoir fourni la drogue qui a tué Estelle, on retrouve le même composant dans les veines de Cédric, et vous voilà embarqués dans des affaires de disparitions dont les plus anciennes remontent à trente ans... Quel est le lien ?

– Tout simplement parce qu'il subsiste beaucoup de zones d'ombre, monsieur le juge ! réplique Martin. En particulier le fait qu'Estelle, avec la dose que lui aurait donnée Gwen, ne pouvait pas mourir ! Mais aussi parce qu'il est curieux que nous n'ayons relevé qu'une trace de semelle sur les lieux, ce qui semblerait indiquer que ceux-ci ont été nettoyés... Parce qu'on découvre Cédric plusieurs jours après la mort d'Estelle, nu sur la place du Capitole, dans un accoutrement de carnaval. Comment a-t-il survécu ? Comment est-il arrivé là sans avoir été repéré auparavant ? Bref, pourquoi ne pas explorer d'autres pistes ? Il serait incompréhensible qu'on ne tente pas d'établir un lien avec des affaires similaires.

Le juge a écouté Martin sans sourciller, immobile comme une statue de cire aux joues fardées de rouge. Il décapuchonne pour la énième fois son stylo, fait glisser jusqu'au bord de son bureau le document administratif qu'il rechigne à signer...

– Soit ! finit-il par lâcher en paraphant le permis d'enquête. Je ne demande qu'à être convaincu.

Martin reste de marbre, pour ne pas trahir sa satisfaction, puis se lève et prend sèchement le document que lui tend Barrot.

– Merci, monsieur le juge ! dit-il en fourrant l'acte dans la poche intérieure de son blouson qu'il enfile à la hâte, signifiant par là qu'il n'a qu'une envie : déguerpir ! Nous ne manquerons pas de vous tenir informé...

C'est le sourire aux lèvres que Martin et Seignolles sortent du bureau.

– On a fini par l'avoir ! jubile Seignolles. Cependant, j'ai bien cru jusqu'au dernier moment qu'il ne se résoudrait pas à signer ce bout de papier ! J'avais l'impression qu'il mettait son nom au bas d'un pacte que le diable venait de lui proposer.

– Oui, justement, souligne Martin, cette réticence me paraît inexplicable ! Même si la disparition de plus d'une vingtaine de personnes n'offre pas forcément de corrélations directes avec notre enquête, cela mérite néanmoins quelque investigation.

– Que voulez-vous dire ? s'étonne Seignolles.

– Rien ! Mais sa réticence avait quelque chose d'anormal...

– Je crois décidément que vous n'avez jamais apprécié ce type.

– Ça se voit donc tant que ça ?

L'intrus

Sitôt sortis du palais de justice, Martin et Seignolles foncent chez André Lebrun qui habite un petit pavillon à Deyme, une commune située à dix kilomètres de Toulouse.

Ralenti par la circulation, Martin, qui a préféré prendre le volant, actionne le gyrophare, ce que désapprouve Seignolles.

– Vous connaissez les dernières recommandations, il faut vraiment être dans une situation d'urgence pour utiliser ce machin-là !

– Et alors ? réagit vivement Martin. Ne sommes-nous pas dans l'urgence ? Voilà un siècle qu'on a découvert le cadavre d'une gamine dont on soupçonne de plus en plus qu'elle a été assassinée, et nous n'avons encore rien à nous mettre sous la dent ! Que des broutilles !...

– C'est vrai qu'on patine un peu, mais je trouve excessif de dire que nous n'avons pas avancé !

Martin abaisse la vitre de la portière et allume une cigarette sous le regard critique du gendarme qui n'apprécie guère que l'on ne conserve pas les deux mains sur le volant. Surtout lorsqu'on dépasse la vitesse autorisée...

– Eh bien, allez-y ! propose Martin. Je vous écoute, faites-moi part des progrès que nous avons engrangés !

Seignolles s'accorde quelques secondes de réflexion et s'apprête à répondre quand Martin reprend comme s'il se parlait à lui-même :

– Un merveilleux bilan, en vérité ! Outre l'arrestation d'une nymphomane qui organise des partouzes dans les ruines d'une église en invoquant l'âme d'un cathare illuminé, la détention d'un gamin de vingt-deux ans qui a failli violer et noyer Souad, l'hospitalisation d'un pauvre gosse à l'esprit atomisé, les furtives apparitions du colonel Legendre avec sa gueule d'emplâtre, deux silhouettes entrevues dans une grotte... de quoi disposons-nous pour coincer un quelconque suspect ? D'ailleurs, souhaite-t-on que nous arrêtions un coupable ?

Seignolles dodeline de la tête, émet un long soupir et dit :

– Nous y sommes ! Votre fameuse théorie du complot qui pointe son museau ! Je n'ai pas cessé d'y réfléchir, depuis que vous l'avez évoquée... Tout de même, ce n'est pas un peu gros ?

– Ah oui ? Pourquoi, d'après vous, la DGSE tient-elle tant à protéger les recherches de Sormand ?

– Ne sommes-nous pas en train de tout confondre, Martin ?

– Je ne mélange rien, Luc. Bien au contraire... Je distingue nettement les éléments disparates qui ponctuent notre enquête et je les assemble pour en faire une toile de fond. Cette ridicule affaire de gamins drogués me paraît n'être qu'un épiphénomène d'une affaire autrement plus importante, dont les enjeux nous dépassent...

– Vous imaginez une collusion entre la Justice et la Défense ?

– Disons entre Barrot et Legendre : le schéma me semblerait plus approprié.

Le reste de la route se fait sans qu'ils échangent un mot, chacun abîmé dans ses réflexions. Ce n'est qu'arrivé à la hauteur de Pompertuzat que Seignolles indique la direction à prendre :

– On quitte la N113 ici, Martin ; on va tomber directement sur la route de Deyme.

Quelques minutes plus tard, ils s'engagent dans le chemin du Sarmadel, une impasse où ils trouvent le pavillon de Lebrun, la dernière maison au bout de la ruelle. Martin coupe le moteur et jette un coup d'œil à la bâtisse. Une grosse demeure massive dont la plupart des volets en bois sont clos.

– Cette bicoque a dû avoir de la gueule, à une certaine époque ! observe-t-il. Mais aujourd'hui, elle donne l'impression d'être abandonnée. Ne nous sommes-nous pas trompés de numéro ?

Seignolles descend le premier du véhicule, fait quelques pas en direction d'une grille en fer forgé rongée de rouille, examine la plaque sur l'un de ses piliers de brique rose, et, se retournant vers Martin :

– Non, c'est bien ici.

Martin le rejoint, le visage maussade, les mains dans les poches.

– Eh bien, sonnez ! Le docteur Frankenstein ne va pas tarder à nous ouvrir.

Mais la sonnette est manifestement inutilisable depuis des années.

– Alors ? s'enquiert le gendarme.

Martin pousse l'un des deux battants de la grille ; celle-ci n'est pas fermée.

– On entre... Lebrun nous attend ; il n'aura pas changé d'avis, depuis notre coup de téléphone !

Les deux hommes s'engagent dans une allée qui disparaît presque complètement sous les hautes herbes et les orties qui ont envahi un vaste jardin redevenu sauvage pour ne plus avoir été cultivé depuis longtemps. Un ancien potager est néanmoins parvenu à imposer son souvenir, délimité par des piquets de bois que relient des fille de fer qui servent désormais de guides aux liserons. Quelques arbres fruitiers étouffent sous le lierre et achèvent leur vie, l'écorce éventrée, leur feuillage parasité par d'étouffantes boules de gui.

– Sinistre, constate Seignolles.

– Cela nous en dit beaucoup sur la personnalité de ce Lebrun...

Ils grimpent un perron aux marches recouvertes de mousse. Le gendarme frappe à la porte à plusieurs reprises.

– Mauvaise pioche, annonce-t-il. Lebrun n'apprécie peut-être pas la police !