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– Non ! précise Martin à voix basse. J'ai aperçu une ombre derrière une fenêtre du rez-de-chaussée, quand nous traversions le jardin. Le bonhomme est là.

– On fait le tour ? suggère Seignolles.

À cet instant précis, la porte s'entrouvre, laissant apparaître un homme sans âge. Martin le juge d'emblée, ainsi qu'il en a l'habitude, établissant une fiche qui viendra prendre place parmi toutes celles qu'archive sa mémoire. « Cinquante-cinq ans, mais en paraît dix de plus. Yeux bouffis, traits empâtés, peau grise et couperosée, léger tremblement des mains... C'est un alcoolique. Le cheveu gras, pas rasé, mal fagoté, le vêtement négligé, pull-over taché, pantalon douteux... Regard fuyant. »

– Bonjour, monsieur Lebrun, attaque le gendarme en brandissant sa carte professionnelle. Je suis le lieutenant Seignolles. Vous vous souvenez ? Je vous ai appelé il y a quelques jours et mon collègue, le commandant Servaz, vous a téléphoné tout à l'heure... C'est au sujet de votre fille !

L'homme le dévisage, l'œil vague, comme s'il venait de se réveiller.

– Ça se peut ! lâche-t-il d'une voix rauque et encombrée. Mais... je suis désolé, je n'ai rien à dire...

Puis, à la surprise des deux policiers, d'un geste prompt il tente de refermer la porte. Martin introduit vivement son pied droit entre le battant et le chambranle, et, par l'entrebâillement, dit de sa voix la plus persuasive :

– Excusez-nous, monsieur Lebrun, nous ne prendrons pas beaucoup de votre temps. Juste quelques questions à vous poser...

L'homme soupire et recule de deux pas, ouvrant à contrecœur.

« Ce type transpire la peur par tous les pores de sa peau ! » songe Martin en entrant dans un vestibule crasseux aux murs tachetés de moisissures. Lebrun claque la porte derrière Seignolles.

– Par là ! indique-t-il en désignant une porte dont l'un des carreaux, fêlé, a été consolidé par un grossier morceau de ruban adhésif.

Ils pénètrent alors dans une salle à manger aux dimensions modestes, à l'odeur repoussante faite de relents d'alcool, d'odeur de tabac et de remugles rances de cuisine. L'âcre mélange prend à la gorge.

La pièce est un véritable capharnaüm, tel l'antre d'un brocanteur qui n'aurait jamais songé à mettre de l'ordre dans son bric-à-brac. Le mobilier est dépareillé... Une table au plateau écaillé que jonchent des bouteilles, des verres, des reliefs de repas dans une assiette, un cendrier débordant de mégots... Des chaises d'église au siège paillé côtoient des chaises pliantes et des tabourets en métal... Un vaisselier des années cinquante peint en blanc aux vitres ébréchées... Une hideuse commode, lointaine imitation du style Empire... Un canapé recouvert d'un ample châle aux motifs marocains... Aux murs que tapisse un papier peint désuet, auréolé d'humidité, s'alignent des étagères faites de planches de chantier, séparées par des briques, incurvées sous le poids de nombreux volumes. Une épaisse couche de poussière uniformise l'ensemble, le figeant dans sa laideur et sa saleté.

Au cours de son observation, Martin a isolé deux photographies posées sur la commode. L'une représente Lebrun avec une femme à laquelle il donne le bras. Ils ont l'un et l'autre la trentaine et se sourient devant un décor de vacances : plage, mer et soleil. Ailleurs... L'autre montre un jeune homme dont le visage présente quelques similitudes avec celui de Lebrun. Il pose en tenue de montagnard devant un refuge. « Ce doit être Quentin, le fille disparu. Quant à la femme, probablement l'épouse de Lebrun. Morte ? Partie ? »

Lebrun s'affale sur le canapé, désignant les chaises à ses hôtes d'un simple geste de la main.

– Je n'ai jamais cru à la version de l'enlèvement que vous m'avez suggérée, dit-il d'une voix lasse. Je pense plutôt que mon fille est décédé par suite d'une chute dans un quelconque ravin et, que, malheureusement, son corps n'a jamais été retrouvé... Ce qui m'a empêché de faire mon deuil !

– Pourtant, souligne Seignolles, au téléphone, vous sembliez sûr de vous...

– On se sera mal compris, voilà tout !

– J'insiste, reprend Seignolles, visiblement irrité. J'ai lu et relu votre première déposition. Il y a cinq ans, vous évoquiez sans hésitation un kidnapping...

Avant de répondre, l'homme lance un regard circulaire sur la pièce et s'arrête quelques instants sur une seconde porte vitrée, fermée, donnant sur la cuisine.

Martin n'a pas cessé de scruter le curieux personnage : « Pourquoi ce type est-il mort de trouille ? »

– Oui... je sais, ânonne Lebrun. J'ai dit cela parce que je n'acceptais pas son décès. Je pense que tous les parents qui perdent un enfant sont ainsi, n'est-ce pas ? Je vous le répète, si j'avais pu voir son corps, ç'aurait été différent... Maintenant, je dois me rendre à l'évidence... Ma femme n'a pas supporté... elle m'a laissé...

« Il regarde toujours par-dessus mon épaule... La porte de la cuisine ! » Martin n'écoute plus la conversation engagée entre Seignolles et Lebrun. Il tend l'oreille et cherche à s'assurer qu'il a réellement entendu un bruit ténu dans son dos. Il attend que celui-ci se renouvelle...

– Je suis désolé, poursuit Lebrun de sa voix fatiguée, au phrasé laborieux. Je crains que vous ne vous soyez déplacés pour rien.

– Je ne comprends pas, dit Seignolles ; le commandant Servaz vous a nettement précisé le motif de notre visite, tout à l'heure.

« Oui... Un bruit à nouveau ! » Martin surprend Seignolles par l'incongruité de sa question :

– Avez-vous un chat, monsieur Lebrun ?

Ce dernier aurait été traversé par une décharge électrique qu'il n'aurait pas réagi différemment. Il redresse le buste, ouvre grand ses gros yeux pochés striés de rouge, se gratte le cou et répond :

– Non, commandant... Pourquoi cette question ?

– Et un chien ? Avez-vous un chien ?

Seignolles regarde son collègue, perplexe.

Lebrun hoche la tête.

– Ni chat ni chien ! Je déteste d'ailleurs les animaux domestiques.

– Et vous vivez seul ? Pas de locataire, d'ami, de famille ?

L'homme s'enfonce maintenant dans son canapé, donnant le sentiment de vouloir se faire avaler par sa masse informe. Seignolles remarque qu'il sue à grosses gouttes et que le tremblement de ses mains s'est accentué, jusqu'à gagner les avant-bras. « Mais, bon Dieu, sur quoi Martin vient-il de mettre le doigt ? »

– Seul... je vis seul, balbutie-t-il, le regard tétanisé fixé sur la porte de la cuisine.

Martin bondit de sa chaise, renversant celle-ci, et lance à Seignolles :

– Dans la cuisine, Luc ! Il y a quelqu'un...

D'un violent coup d'épaule, Martin ouvre la porte et fait irruption dans une pièce encombrée de détritus, dégageant une repoussante puanteur... Personne ! Mais la fenêtre est grande ouverte ; Martin et Seignolles, s'en approchant, aperçoivent un homme vêtu d'un jean, d'un blouson de cuir brun, portant une casquette noire, s'enfuir par un verger sur lequel donne l'arrière de la maison.

Martin enjambe le rebord de la fenêtre, saute et s'élance à la poursuite du fuyard. Seignolles l'imite, subjugué par la souplesse du Parisien qu'il rejoint en trois foulées.

Courant côte à côte, les deux hommes s'aperçoivent qu'ils se laissent distancer à chaque pas. Coudes au corps, l'inconnu les sème peu à peu. Manifestement jeune et sportif, il accélère l'allure par paliers successifs pour atteindre le mur de clôture alors que ses poursuivants sont à la traîne d'une vingtaine de mètres.

Le fuyard avait sans aucun doute préparé à tout hasard une voie de secours. Au pied du mur, un bidon rouillé lui sert de marchepied. Il franchit l'obstacle avec l'agilité d'un singe et disparaît.

Lorsque Seignolles et Martin sautent à leur tour de l'autre côté du mur pour se réceptionner dans un jardin potager, l'homme sinue devant eux entre les pommiers et poiriers d'une courtille. Il pousse bientôt la petite porte en bois d'un clos donnant sur un chemin de terre...