– Je ne vois rien, dit-il avec regret. Ce qui ne signifie pas que l'on ne t'ait pas frappée. Un professionnel est capable d'asséner un coup du plat de la main, à la base du crâne, sans laisser de trace. Une bonne tape parfaitement appliquée peut t'envoyer dans les vapes !
Alexandra se cale à nouveau contre le gros oreiller tandis que Martin lui remet les cheveux en place, mettant dans son geste lenteur et douceur.
– À quoi penses-tu ? demande-t-elle. Tu as déjà ta petite idée, non ?
– Où se trouvait Virgile quand tu t'es rendue sur le palier ?
Alexandra lui sourit.
– Tu es un véritable jésuite ! Tu réponds à une question par une autre question.
– Parce que je ne peux te donner de réponse que si je parviens à me figurer la place de chacun au moment du drame... Cédric est déjà mort, il gît au rez-de-chaussée ; toi, tu es sur le palier du troisième... Et Virgile, où se situe-t-il, dans ce tableau ?
Alexandra réfléchit à peine pour dire :
– Je l'ai laissé derrière moi. Il était adossé au mur, près de la porte de la chambre de Cédric. Il se tenait le front ; son arcade sourcilière saignait et il paraissait avoir très mal à la tête.
– Donc, il aurait pu te suivre et te frapper au moment où tu te penchais sur la cage d'escalier ?
– C'est probable, concèd'Alexandra en se rembrunissant.
– Une mise en scène organisée pour te désigner comme coupable, poursuit Martin.
– Tu ne penses pas que Cédric se serait suicidé ? Il aurait pu se donner la mort dans un accès de démence...
– Avec les neuroleptiques dont il était gavé ?
– C'est ce que j'ai dit à Virgile lorsqu'il m'a appris que le gamin s'était enfui de sa chambre. Mais alors, Martin... ?
– Oui, Alexandra. On l'a fait taire définitivement ! Existe-t-il un meilleur moyen que la mort pour clore la bouche d'un témoin ? Tu vois, c'est une bien étrange journée que celle-ci ! Gwen Leroy, ma principale suspecte dans l'affaire Estelle, s'est suicidée dans sa cellule, et Cédric, mon témoin clé, s'est suicidé dans la clinique où il était soigné ! Les deux événements sont intervenus à moins d'une demi-heure d'intervalle...
« Quelqu'un efface tous les acteurs de mon enquête. À grands coups de gomme, il élimine tous les protagonistes de l'affaire Estelle... Quelqu'un ? Une organisation, plutôt ! Une phalange qui a placé ses pions dans toutes les cases du jeu... Qui peut s'insinuer partout... Chez Lebrun, dans mon propre QG, au palais de justice, et ici même, aux Sorbiers ! Je livre une guerre contre une pieuvre qui a déployé ses tentacules dans toutes les directions... »
– Martin ?
– Pardon ?
– Tu avais l'air absent...
– Excuse-moi. Je réfléchissais à l'ennemi que je combats...
Il se lève, repousse sa chaise et s'apprête à s'en aller quand il se ravise, plie son grand corps maigre et sec au-dessus du lit pour venir déposer un baiser sur le front d'Alexandra, ses lèvres dessinant une caresse tiède sur la peau de la jeune femme. Comme une empreinte de leur passé...
Il traverse la chambre, ouvre la porte et reste quelques secondes immobile sur le seuil avant de se retourner de trois quarts pour demander :
– Tu n'as jamais remarché, en dix-sept ans ? Jamais ?
Le regard d'Alexandra se voile d'une ombre de contrariété.
– Non, Martin... Jamais ! Sauf en rêve.
– Naturellement, fait-il simplement en refermant la porte derrière lui.
Alexandra écoute le son de ses pas décroître dans le couloir. Martin vient de la quitter une nouvelle fois. Il n'a jamais cessé de la quitter...
La peur de Virgile
Seignolles cherche des yeux le professeur Vals. Il questionne une infirmière qui lui répond que le directeur a dû aider les médecins à reconduire les malades dans leurs chambres pour leur prodiguer des soins, certains ayant été traumatisés par le drame.
– Et cet homme à l'arcade sourcilière ouverte ?
– Virgile ? Virgile Dupré... Il a certainement accompagné le professeur ; c'est son assistant. Souhaitez-vous que je les appelle ?
Seignolles hoche la tête.
– Ils ont sans aucun doute mieux à faire pour l'instant et seront plus utiles auprès de leurs patients que dans ce hall ; je les verrai plus tard.
Virgile vient en fait de rejoindre le professeur Vals dans le département qu'il a baptisé « la Cité interdite »... Qui d'autre que Vals et lui saurait en découvrir le passage secret ? Qui aurait suffisamment d'imagination pour deviner le genre de médecine que l'on pratique entre ses murs ? À quelles expériences on s'y livre ?
Comme il le craignait, Vals accueille son assistant avec cette colère froide qu'il redoute tant. Ce visage méprisant, parcouru de tics, ce regard empli de haine. Tout le portrait de son père ! Et Virgile, qui a détesté ce père jusqu'à ce qu'il le porte en terre, exècre aujourd'hui son mentor, le professeur Vals... Car il vient de commettre une erreur impardonnable et plie déjà le dos, prévoyant l'orage, comme il se courbait jadis sous les coups de son géniteur.
– Resserrez ses sangles ! commande Vals à la surprise de Virgile qui s'attendait à une condamnation sans appel.
Virgile se penche sur la table où Mélisse se débat mollement, l'esprit gourd, la conscience égarée.
La jeune fille reconnaît ces deux silhouettes qui officient dans l'ombre. Toujours les deux mêmes... La pièce ressemble à un laboratoire photographique : la lampe rouge éclaire à peine et s'éteint parfois durant de très brefs intervalles ; le ronronnement des appareils que rythment de courtes notes suraiguës provenant des moniteurs de contrôle... Et toujours ces deux fantômes aux gestes précis, mécaniques, tant et tant de fois répétés dans leur rituel épouvantable.
Mélisse attend.
Le feu dans ses veines, les griffes qui lui arracheront le cœur, la peur qui distillera son venin dans toutes les fibres de ses muscles, l'immonde dégoût d'elle-même se découvrant en train d'uriner, incapable de se contenir... Puis, venant de très loin, en une vague lente, une surprenante quiétude se répandra en elle pour la libérer de ses entraves. Elle éprouvera une exaltante sensation de légèreté, sera appelée par une chorale de milliers de voix aux timbres cristallins, cherchera à rejoindre ce mélancolique orphéon céleste et nagera ou volera en direction de cet univers.
Sans jamais l'atteindre... Jamais. Alors elle coulera, se noiera ou bien s'écrasera au sol... Il lui semblera mourir. Mais les deux silhouettes la ramèneront à la vie avec leurs instruments, leurs drogues, des décharges électriques qu'ils lui enverront dans le cœur, qui la feront renaître en hurlant et regretter comme chaque fois de n'être pas vraiment morte. Définitivement morte.
Le plus grand des deux hommes a ajusté fermement ses sangles ainsi que la ceinture qui lui scie le ventre ; Mélisse est incapable du moindre geste. Nue sur ce lit dont l'alèse lui colle au dos comme une mue qui refuserait de se détacher, elle ne peut plus rien, si ce n'est les écouter sans vraiment les comprendre.
– C'est ça, selon vous, agir dans la plus grande discrétion ? Toute la police est là, et ce soir on ne parlera que de ce drame sur FR3 ! On ne pouvait pas trouver mieux comme publicité, imbécile !
– Mais, professeur... J'ai fait comme vous m'aviez demandé...
– Vous ai-je demandé de balancer Cédric quasiment sous les yeux du docteur Extebarra ?
– Je ne comprends pas, professeur... Elle a surgi comme si elle avait deviné qu'il se passait quelque chose à l'étage.
– Vous n'êtes qu'un con, Virgile ! Tout ce que vous aviez à faire était de vous assurer que vous étiez seul, de détacher Cédric, de vous blesser pour laisser croire à une agression, de le jeter dans la cage d'escalier et d'appeler à l'aide en jurant que le môme s'était suicidé ! L'affaire était close !