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– C'est exactement ainsi que j'ai agi.

– Non, puisque vous avez dû improviser de telle sorte que nous nous retrouvons maintenant avec le commandant Servaz dans les pattes.

– Impliquer le docteur Extebarra était le seul moyen, professeur... Je n'avais plus d'autre issue !

– C'est bien ce que je vous reproche ; votre cerveau n'est pas plus subtil que celui d'un reptile ! Si je ne peux même plus compter sur vous...

– Cela ne se reproduira plus !

– En effet, nous allons tout mettre en œuvre pour l'éviter...

Tout en parlant, les deux formes continuent d'accomplir leurs gestes rituels sur son corps ; Mélisse ressent la piqûre de l'intraveineuse qu'on lui plante dans le bras gauche...

Déjà le feu envahit son membre. Il va irradier jusqu'à l'épaule, gagner rapidement sa gorge, sa poitrine. Et mordre le second bras, l'estomac, les reins, sa vessie... C'est alors qu'elle urinera.

Dans cet ultime instant de conscience dont elle dispose encore, dans cet infime moment où son esprit conserve un peu de vie, elle perçoit quasi matériellement une autre peur que la sienne...

Celle du plus grand des deux hommes qui répond à l'autre :

– Je vous ai promis que ce genre d'incident ne se renouvellerait pas, professeur.

Sa voix se répercute en échos brisés dans les tympans de Mélisse qui tente de comprendre pour quelle raison cet homme-là est si effrayé, lui si fort, si puissant... Il éprouve une terreur d'enfant.

Elle cherche à se raccrocher quelques secondes à la réalité, à ces deux voix qui se heurtent, se fracassent comme du verre. Le brasier dans lequel elle plonge, ces flammes qui se tordent telles des âmes en souffrance, cet enfer de plaintes et de gémissements, lui scelle les oreilles et les yeux.

Mélisse sombre dans son cauchemar, emportant avec elle un peu de l'angoisse de l'homme qui la martyrise.

L'ami Perkas

Raphaël Sormand avait longtemps hésité avant de se décider à répondre à l'invitation de son ami Perkas, historien doublé d'un anthropologue réputé qui avait décidé de prendre sa retraite en s'isolant du monde, mais qui, depuis lors, avait plus que jamais « labouré » les six départements du massif des Pyrénées, en quête de ses précieux ossements...

– Cela fait combien de temps que tu n'es pas venu trinquer avec ton vieil ami, Raphaël ? lui avait-il demandé au téléphone sur un ton de reproche, avant d'ajouter : Je suis peut-être le seul ami qui te reste, d'ailleurs !

Puis il lui avait parlé d'Estelle. Et du signe peint sur son dos, qu'il avait vu à la télévision et dans la presse. C'était cela qui avait décidé Raphaël à accepter de quitter son bureau et de sauter dans sa voiture...

« Ce foutu motif ! Bien sûr, j'ai menti à Martin en lui disant que j'en ignore le sens... Comment aurais-je pu ne pas faire le rapprochement avec l'autre figure ? »

Tandis qu'il roule prudemment, il craint par-dessus tout que la police ne l'arrête, ce qui ruinerait définitivement sa réputation. Car il a conscience qu'il demeure l'un des principaux suspects de l'affaire...

Balayant cette crainte, il se met à penser à Gwen... Qu'il a passionnément aimée. Enfin, plutôt ardemment désirée ! Pouvait-il aimer pour de bon cette fille ? La réponse est évidemment non. On ne s'éprend pas d'un tel esprit calculateur et réfrigérant, à l'intellect aussi bien constitué. Il se rappelle leurs intenses discussions, leurs échanges enthousiastes, leurs ébats toujours brefs et sans tendresse, de rudes corps à corps ressemblant plutôt à des performances d'athlètes. Gwen perpétuellement sur le qui-vive, ratiocinant sans cesse, souvent agressive, prête à bondir et à tirer profit de la moindre faille de son partenaire... De son adversaire !

Comme la route est longue jusque chez Perkas, il s'offre le plaisir d'un cigare – un Partagas – qu'il fumera tranquillement en admirant le paysage. Il abaisse la vitre, s'accoude à la portière, abandonne son esprit à la rêverie.

Il arrive deux heures plus tard devant le chalet perdu dans une montagne à vaches. C'est une grande et ancienne bâtisse de pierre et de bois coiffée d'un toit de tuiles plates que traversent des poutres placées de guingois, chargées de retenir la neige en hiver.

Raphaël coupe le moteur et descend de voiture au moment où Perkas apparaît sur le seuil de sa porte, la barbe grisonnante, le cheveu rare, ses éternelles lunettes aux verres épais sur le bout de son long nez, un cou maigre de dindon... Vêtu d'un pantalon de velours à grosses côtes, de chaussures de marche d'un autre temps, d'une hideuse chemise de bûcheron à carreaux, il semble surgi d'une photo des années cinquante.

Malgré ses soixante-dix ans, il dévale la dizaine de marches de la terrasse d'un pas souple et, un large sourire aux lèvres, se précipite sur Sormand auquel il tend les bras.

Les deux hommes s'étreignent durant quelques secondes en se congratulant par de grandes tapes affectueuses dans le dos. Puis, se détachant, Perkas examine le visage de son ami derrière ses loupes qui lui donnent un regard de poisson, et remarque :

– Toi, tu manques du bon air de la montagne ! Tu es gris, mon ami ! D'un gris...

– Tu imagines bien qu'en ce moment...

– Je sais, le coupe Perkas en l'entraînant vers la maison. J'ignore le chagrin qu'on peut éprouver en perdant un enfant. Je sais... J'ai beaucoup pensé à toi et à Claudia. Au fait, tient-elle le coup ?

Ils grimpent l'escalier aux larges marches d'ardoise noire.

– Tu la connais, répond Raphaël, elle prend sur elle.

– C'est une femme volontaire et courageuse, souligne Perkas en invitant Raphaël à s'asseoir sur l'un des deux bancs de la terrasse.

Raphaël s'installe à la table de bois que des dizaines de saisons de pluie et de neige ont noircie.

– Tu ne m'en veux pas de ne pas être venu aux obsèques ? s'inquiète Perkas. Je déteste les enterrements... Surtout quand il s'agit de la fille d'un ami.

– Je ne m'attendais pas à t'y voir. Si cela n'avait tenu qu'à moi, j'aurais enterré Estelle dans la plus stricte intimité.

Perkas se dirige vers la porte donnant directement sur la cuisine qui fait également office de salle à manger.

– Je te propose de profiter de ce merveilleux soleil avec une bonne bouteille de genièvre !

– Excellente idée, accepte Raphaël en levant la tête pour constater qu'effectivement le soleil est chaud et lumineux, qu'aucun nuage ne vient floquer un ciel d'un bleu tendre, que quelques plaques d'une neige persistante scintillent encore, tels des miroirs, sur les sommets.

Il reste ainsi durant une minute, le nez en l'air, recevant avec une gourmandise réveillée la tiédeur du soleil sur sa peau. Il a baissé les paupières et se dit qu'il pourrait s'endormir au creux de ce minuscule instant de bonheur. Dormir ou bien mourir...

Mais Perkas ressort de la cuisine avec deux verres et la bouteille d'alcool. Raphaël rouvre les yeux, reprend pied dans la réalité. Souriant à son ami, il dit :

– Tu t'es fait un véritable petit paradis !

– Pas mal ! En tout cas, c'est ce que je voulais. Être à l'écart et continuer mes recherches sans qu'on vienne m'importuner. J'ai eu de la chance... Enfin, c'est une façon de parler : ma sœur, qui possédait ce chalet, était sans enfants et me l'a légué à sa mort !

– Tu n'es pas comme moi qui ai vendu mon âme au diable en acceptant que la DGSE finance mes recherches !

Perkas fronce ses gros sourcils broussailleux en emplissant généreusement les deux verres.

– Toujours dans la culpabilité ? Tu as tort... J'aurais peut-être dû faire la même chose !