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– Tu as de la chance..., soupire Sormand à l'esprit duquel l'image de Legendre s'impose brutalement.

– Viens. J'aimerais te montrer quelque chose qui pourrait contribuer à éclairer notre enquête sur la mort de ta fille...

Perkas conduit son ami jusqu'à un très vaste plan de travail couvert d'ossements – dont un crâne presque intact – et d'une abondante quantité de feuillets, de dessins, de photos et de relevés topographiques.

Raphaël connaît la passion de Perkas ; celui-ci ne comprendrait pas que l'on ne s'émerveille point sur un trésor ainsi étalé. Aussi s'extasie-t-il devant les débris humains :

– Fantastique ! Tu reconstitues le squelette de quel client, cette fois ?

Perkas ne répond pas ; a-t-il même entendu la question ? Il se saisit du crâne qu'il élève à la hauteur de son propre visage, devenant d'un coup un pittoresque Hamlet plongeant ses énormes yeux dans les orbites noires qui semblent le fixer.

– Des réponses, Raphaël... Ce mort anonyme peut nous livrer des réponses à nos questions !

– Être, ou ne pas être, récite alors Sormand, c'est là la question. Y a-t-il plus de noblesse d'âme à subir la fronde et les flèches de la fortune outrageante, ou bien à s'armer contre une mer de douleurs et à l'arrêter par une révolte ? Mourir... dormir, rien de plus ; et dire que par ce sommeil nous mettons fin aux maux du cœur et aux mille tortures naturelles qui sont le legs de la chair : c'est là un dénouement qu'on doit souhaiter avec ferveur. Mourir... dormir, dormir ! peut-être rêver ! Oui, là est l'embarras. Car quels rêves peut-il nous venir dans ce sommeil de la mort, quand nous sommes débarrassés de l'étreinte de cette vie ?

– Mince ! souffle Perkas, admiratif. Tu sais toute la tirade par cœur ?

– La pièce entière, mon vieux ! Je l'ai jouée au théâtre du lycée... J'étais loin de penser, à cette époque, que chaque phrase résonnerait plus tard en moi comme une vérité ! Mourir... dormir, dormir ! peut-être rêver ! Oui, là est l'embarras. Car quels rêves peut-il nous venir dans ce sommeil de la mort, quand nous sommes débarrassés de l'étreinte de cette vie ?...N'est-ce pas là le sens même de mes recherches ? Frôler la mort sur le chemin des rêves pour accoster dans le deuxième monde ! Mais excuse-moi... Revenons à ce brave homme dont tu brandis le crâne.

– Les cathares gardaient ces ossements comme des reliques sur leurs lieux de culte. Mais, dès 1209, au tout début de la répression, ils se sont mis à les disséminer un peu partout dans les montagnes pour qu'ils échappent aux inquisiteurs, lesquels déterraient les dépouilles des hérétiques pour les brûler sur leurs bûchers ! Je suis tombé sur une importante concentration d'ossements près de la grotte de Sainte-Engrâce. C'est là que j'ai déniché ce crâne...

Il le tend à Raphaël qui s'en empare et l'examine méticuleusement pour contenter son ami.

– Qu'a-t-il donc de si particulier ? demande-t-il en le lui rendant. Je ne lui trouve rien d'exceptionnel !

– Sauf qu'il est deux fois plus léger que les crânes datés de la même époque, réplique Perkas. Tous les ossements que tu vois là appartiennent à un unique sujet. Or tous ont une densité et un poids inférieurs à la normale.

– Comment expliques-tu cela ? s'étonne Raphaël, soudain captivé.

– Je ne me l'explique pas. Suis-moi...

Perkas l'entraîne vers un écran lumineux servant à lire les radiographies ; il lui désigne cinq clichés.

– Ce sont les radios de ce crâne, dit-il. Regarde... Tu vois ces plages plus lumineuses ?

– En effet... La texture de l'os paraît moins compacte à certains endroits, constate Raphaël.

– Beaucoup moins compacte ! s'exclame Perkas en plaçant un nouveau cliché radiologique sur l'écran. Voici un crâne normal – le crâne de monsieur Tout-le-Monde ; on peut noter que les mêmes zones sont beaucoup plus grises...

– Ostéoporose ? demande Raphaël. La maladie des os de verre ?

Perkas secoue la tête.

– J'y ai pensé, moi aussi... Mais ce n'est pas cela. L'ostéoporose atteint surtout les personnes âgées, or il s'agit ici d'un sujet très jeune. Une quinzaine d'années, tout au plus ! Pour avancer une hypothèse sérieuse, il faudrait procéder à une analyse ADN, ce que je ne peux malheureusement pas réaliser actuellement dans ce labo. Mais je ne désespère pas d'y parvenir bientôt. Je suis certain que cela pourrait expliquer une partie de l'énigme entourant cette grotte...

– Peut-être ! se contente de répliquer Raphaël, sceptique.

Doit-il encore croire à ce qui l'a enfiévré durant plus de vingt ans ? Legendre et ses comparses, Gwen et lui, et quelques autres n'ont-ils pas fait fausse route ? N'est-il pas insensé de vouloir unir la magie à la science ? De tenter de faire tenir l'indicible mystère divin dans une éprouvette... ?

Il se sent subitement las. Toute l'énergie ravivée au cours de sa randonnée avec Perkas vient de s'éteindre, lui glaçant les membres. Car il revoit Estelle recroquevillée comme un fœtus géant attendant d'être extrait de sa matrice...

Il repense à Alexandra et à Martin qu'il avait convaincus de tenter l'expérience censée les conduire dans l'Empyrée... Dieu, comme il les avait trouvés beaux, alors qu'ils s'unissaient ! Le sexe Martin s'était doucement glissé entre les cuisses d'Alexandra qui l'avait accueilli dans son ventre. Et c'est alors que lui, Raphaël, avait vu ce qu'il n'a jamais pu oublier.

Et c'est à partir de ce qu'il en avait rapporté à son ami Jacques Legendre que l'enfer s'est ouvert ! Car Legendre avait admis l'impossible. Ce que Raphaël avait vu dans la grotte était cette luminescence bleutée irisant le contour des deux corps accouplés. Cette lueur apparue dans l'ombre, palpitante, bruissante d'un grouillement de voix indistinctes que son esprit pouvait seul percevoir.

Les deux amoureux avaient les yeux clos, offerts l'un à l'autre dans l'espace sans limites que la drogue venait de leur ouvrir.

Et le sol s'était mis à gronder, les parois de roche à se fracturer... Ce fut l'éboulement !

Perkas le tire de ses souvenirs d'une tape amicale dans le dos.

– Tu as l'air crevé, Raphaël...

– En effet.

– Normal ! Tu es victime du syndrome du citadin qui fait une grimpette tous les dix ans ! Mais j'ai de quoi te revigorer. Viens, on retourne au salon, près du feu. Un petit blanc de pays en guise d'apéritif et un poulet aux morilles devraient t'aider à recouvrer de l'énergie. Ensuite je te ferai grâce d'une interminable conversation et tu iras te coucher !

– Je te remercie... C'est vrai, ce que tu m'as dit au téléphone, l'autre jour.

– Que t'ai-je dit de particulier ?

Raphaël lui sourit.

– Que tu étais peut-être le seul ami qui me restait... Tu avais raison, tu es le seul. Le dernier !

La fuite de Vals

Ayant reçu un appel de l'une des deux hôtesses d'accueil l'informant que le docteur Extebarra venait de faire irruption dans le hall, escortée des trois policiers conduisant les investigations sur les circonstances du décès de Cédric, Vals s'est aussitôt réfugié dans la salle de contrôle des Sorbiers d'où un surveillant est à même d'observer toute l'activité de la clinique sur plus d'une dizaine d'écrans. Couloirs, ascenseur, chambres, salles de loisirs, parc..., l'hôpital entier est placé sous contrôle vidéo.

– Vous pouvez rentrer chez vous ! lance brutalement Vals au gardien.

– Mais, professeur, Martin ne doit me relever que dans une demi-heure !