Выбрать главу

Soudain un brouhaha près de la porte. Barrot vient d'arriver, accompagné de son greffier et du divisionnaire Bornand. L'observant pénétrer dans la salle, Martin note que le juge semble plus excédé qu'effrayé à la vue du désolant spectacle. Mais il n'en est pas vraiment surpris.

Bornand, lui, trahit une réelle compassion à l'égard de ces six malheureuses créatures, et paraît complètement dérouté, ne sachant comment réagir. Il reste d'abord un instant sur place, embrassant d'un regard effrayé l'ensemble de la scène, puis se décide à s'aventurer dans la travée, passant d'un lit à l'autre, se penchant sur chacun des martyrs, posant question sur question aux médecins qui s'affairent. Puis il repart sans attendre les réponses, revient sur ses pas, cherchant un écho à ses interrogations dans les yeux Martin.

Mais ce dernier a été accaparé par le juge grassouillet qui n'a jamais paru aussi ridicule dans son costume Smalto bleu à rayures, sa chemise au col empesé, ses chaussures à bout pointu.

– Vous pouvez m'expliquer ? aboie-t-il à l'adresse Martin.

En quelques mots lapidaires, celui-ci lui résume la perquisition et la découverte de cette salle secrète que défendait une porte blindée dissimulée derrière un placard de la buanderie. Il évite d'évoquer l'intervention d'Alexandra qui a rejoint le groupe des praticiens auprès des malades.

– J'imagine que vous avez omis de me demander l'autorisation...

– Dans l'urgence, répond Martin, j'ai jugé que...

– Bien sûr, dans l'urgence ! reprend Barrot d'un ton rogue. C'est toujours votre manière d'agir, n'est-ce pas ? L'urgence ! La précipitation ! Sans concertation avec la Justice. Nous verrons cela plus tard... En attendant, dites-moi ce que vous savez.

Martin cède alors la parole à Seignolles en lui adressant un clin d'œil complice qui signifie : « N'en dites pas trop ! »

– Nous avons là six des disparus que j'avais recensés, monsieur le juge. Vous savez... le fameux « triangle des Bermudes »... C'est vous-même qui aviez employé cette expression.

– Oui, oui, coupe Barrot, agacé.

– Mélisse Richet, dix-sept ans, disparue le 2 juin 2005, reprend Seignolles en tendant à chaque fois une photo au juge. Il y a également Quentin Lebrun, vingt-trois ans, porté disparu en mai 2003, au père duquel nous avons rendu visite.

Il poursuit ainsi pour cinq des disparus, le sixième, un jeune homme au visage de momie, n'ayant pas été identifié.

– Celui-ci demeure un mystère, dit Seignolles en désignant le lit où repose l'inconnu, les yeux clos.

– Embargo total sur cette affaire ! lâche le juge. Pas de journalistes pour l'instant. Pas d'appel à témoins. Bref, le black-out ! Je dois d'abord m'entretenir avec le procureur et le préfet. Cela va immanquablement remonter à Paris... Entre-temps, vous attendez mes consignes. Cela vaut surtout pour vous, commandant Servaz.

– J'avais saisi, monsieur le juge.

Puis Barrot commence à faire le tour des lits en entraînant Martin à sa suite.

– Qu'en pensez-vous, commandant ?

– Cela ne fait aucun doute : Vals est coupable de ces tortures. De ces expérimentations ignobles ! Aussi coupable que ces salauds de toubibs allemands qui testaient des remèdes dans les camps de concentration... Mais je suis surtout persuadé qu'il n'agissait pas seul.

– Vous pensez à son complice... Comment s'appelle-t-il, déjà ?

– Virgile Dupré, monsieur le juge !

– C'est cela.

– Néanmoins, reprend Martin, Dupré n'était qu'un homme de main. Je veux dire que ces enlèvements devaient servir les intérêts d'un groupe organisé. Cette épouvantable découverte risque d'éclabousser beaucoup de monde, et je vous assure que je vais tout mettre en œuvre pour régler leur compte aux auteurs de ce merdier, avec leurs commanditaires ! Je n'ai jamais rien vu d'aussi ignoble dans ma carrière, monsieur le juge.

– Vous faites allusion à un complot, Servaz... ?

– Oui ! réplique Martin avec assurance. Et je le vois se préciser un peu plus chaque jour... Il existe un lien entre ces séquestrés et l'affaire Estelle !

– Lequel ? demande Barrot en le dévisageant et en se donnant un air étonné.

– Cédric Tissier, monsieur le juge... qui vient curieusement de se faire tuer ici, sans doute parce qu'il en savait trop. Par ailleurs, Vals ignorait que nous allions interroger le père de Quentin Lebrun... Ceux qui se trouvaient chez lui lorsque nous y avons débarqué, Seignolles et moi, avaient été renseignés par des personnes bien informées. Vous voyez, monsieur le juge : cela commence à faire beaucoup d'éléments alimentant ma théorie du complot... ne vous en déplaise !

Ils font demi-tour, se dirigent vers la porte donnant sur la buanderie, l'antichambre de l'enfer.

– Vous avez des noms ? s'inquiète Barrot, songeur.

– Pas précisément... Du moins ai-je quelques idées que je ne manquerai pas de vous soumettre lorsque j'aurai affiné mon enquête.

– Vous me donnez pourtant l'impression d'avoir de fortes présomptions, commandant, assène Barrot en s'épongeant le front à l'aide d'un mouchoir brodé à ses initiales.

« Ce n'est pas la chaleur de cette salle qui te fait transpirer, mon bonhomme ! »

Martin lui décoche un sourire mauvais.

– Ce sont plus que des présomptions, monsieur le juge ; cependant, je vous ai dit que je viendrai vous trouver en temps utile. Je vous apporterai alors des preuves tangibles : un gros paquet de merde que je déposerai sur votre bureau ! Désolé d'avance pour l'odeur...

– Commandant ! s'emporte Barrot qui contient sa colère et préfère tendre une main moite, signifiant que l'entretien est clos.

Martin la lui serre à contrecœur.

Puis, d'une voix neutre, radoucie, le magistrat ajoute :

– Ne manquez pas de me tenir au courant heure par heure, si nécessaire. J'espère que vous allez très vite mettre en examen Vals et ce Dupré. Peut-être pourront-ils confirmer vos hypothèses.

Il tourne les talons, raide comme un automate auquel on viendrait de donner un tour de clef.

– Ah, au fait..., ajoute-t-il sur le seuil en se retournant vers Martin. Tâchez de vous cantonner aux procédures... si vous tenez à votre insigne !

Martin hoche la tête, puis attend que le juge ait passé la porte pour grommeler entre ses dents :

– Attends un peu, salopard ! Tu ne vas pas tarder à les avoir, tes preuves ! Et elles vont faire de belles grosses taches sur ton costume de mafieux d'opérette !

L'homme du banc

Cette fois encore, c'est Seignolles qui a choisi le restaurant. Les Caves de la Maréchale, au 3 de la rue Jules-Chalande.

C'est effectivement dans un sous-sol voûté qu'ils ont pris place, épuisés, l'esprit et le corps vidés, le dégoût au cœur, les faciès des disparus survivants retrouvés, leurs cris et gémissements les hantant tous trois...

Sans se concerter, ils évitent de parler des Sorbiers et entament leur repas en buvant du vin en abondance. Leurs voix sonnent faux, au début. La conversation, qui se veut anodine, est décousue, mais masque néanmoins leur nausée. Martin, que le bordeaux a rendu plus loquace qu'à l'ordinaire, parle de sa carrière, prenant grand soin de ne jamais aborder un sujet qui le ramènerait à leur enquête. Il pioche dans sa mémoire des anecdotes pittoresques, arrachant parfois un sourire à son auditoire. Souad évoque ses désirs de voyages. Elle qui n'a jamais vraiment bougé, ayant passé sa jeunesse à étudier, rêve de cavalcades en Mongolie, d'ascension du Kilimandjaro, d'Inde et de Vietnam, de ces aventures que le quotidien interdit.