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– En effet, docteur Watson. Regardez sous l'armoire... Le bord du tapis s'arrête pile à ses pieds et laisse apparaître le plancher. Si vous observez attentivement les lattes de ce grossier parquet, vous remarquerez que l'une d'elles dépasse légèrement de ses voisines et n'est pas de la même teinte.

Martin s'approche et se penche.

– Luc, je ne me moquerai plus jamais de vos séances de derviche tourneur. Juré !

Les deux hommes posent un genou au sol et, s'aidant de la pince, entreprennent d'arracher la planche de bois clair. Ils parviennent sans trop d'effort à l'enlever, libérant ainsi une cache dans laquelle Martin plonge le bras pour en sortir une épaisse sacoche.

– Luc, vous êtes un homme admirable, reconnaît Martin en souriant. Non seulement vous fouillez le bureau de Vals sans mandat, mais vous nous conduisez tout droit à ce porte-documents qui, pour être si bien planqué, doit contenir autre chose que le dernier guide du pépiniériste amateur...

– Eh bien, ouvrez-le vite, Martin ! Voyons ce que cachait ce jardinier diabolique !

Ils se redressent, s'approchent du bureau sur lequel Martin ouvre la sacoche pour en dégager une grosse enveloppe de papier kraft dont il extrait douze dossiers qu'avec Seignolles il commence à feuilleter, comprenant d'emblée que ceux-ci concernent les « disparus ». Chacun contient une photographie du « patient », sa fiche médicale, des annotations relatives à son comportement, à ses réactions... Et le dosage des drogues à lui administrer.

– Douze dossiers..., murmure Seignolles.

– Et plus que six survivants aux Sorbiers ! Cinquante pour cent de pertes... Il faudra faire intervenir les pelleteuses dans le parc de la clinique et les bois avoisinants !

Soudain, alors que Seignolles ouvre un nouveau document au nom d'Oscar Barrot, il tombe sur la photo d'un jeune homme qu'il montre à Martin.

– Ce gars-là ne vous dit rien ?

Martin réfléchit un instant.

– Non ! Vraiment pas !

– Ce jeune homme que nous n'avons pas encore identifié... Eh bien, ma paye de ce mois qu'il s'agit de lui !

Martin examine à nouveau le cliché.

– Maintenant que vous le dites, c'est vrai ! Il y a une certaine ressemblance... Et il s'appelle Barrot ? Comme le juge !

– Oscar Barrot, souligne le gendarme. En effet, comme le juge. Et c'est le seul porté disparu qui semblait sans famille...

Les deux rides réapparaissent sur le front Martin.

– Pure coïncidence ? pense-t-il à voix haute. Mais les coïncidences sont excessivement rares dans une enquête.

– Cela signifierait-il que cet Oscar est de la famille du juge ? Ce dernier ne nous a jamais parlé d'un proche porté disparu, alors que nous évoquions le sujet dans son bureau ! Ensuite, il n'a pas reconnu ce garçon, aux Sorbiers !

Refermant tous les dossiers et les remettant dans l'enveloppe, Martin s'exclame :

– Emportons ces magnifiques pièces à conviction et allons rendre visite à Son Excellence au palais de justice ! J'ai une folle envie de voir quel costume ringard il aura choisi, ce matin.

– Comme ça ? On déboule et on lui jette la photo de cet Oscar au visage ?

– Eh bien quoi ? Au pire, il ne le connaît pas et il nous renvoie avec son petit air de castrat offusqué ; au mieux, il retrouve un parent chéri et nous pleure dans les bras !

Les deux enquêteurs referment la porte derrière eux et s'engagent à nouveau dans la brousse du jardinet, prenant soin cette fois de marcher dans leurs premières traces pour épargner ce qu'il reste du bas de leurs pantalons.

Avant de reprendre le volant, Martin téléphone à Souad pour lui communiquer l'adresse du cabanon, afin que celui-ci soit minutieusement inspecté par les techniciens de la police scientifique. « Encore un travail pour mon copain Baziret, qui va me passer un savon pour avoir piétiné les lieux ! »

La circulation étant fluide, ils ne mettent guère de temps pour gagner le palais de justice. Par contre, comme ils n'ont pas sollicité de rendez-vous, le juge Barrot les fait intentionnellement lanterner près d'une heure.

– Vous comprenez, leur a lancé la secrétaire d'un ton sec, monsieur le juge est très occupé ! Il a des auditions sans arrêt... Alors, même si vous êtes de la police, vous n'êtes pas prioritaires !

Martin, que cette attitude aurait ordinairement contrarié, surprend Seignolles par son flegme de philosophe.

Enfin la porte s'ouvre. Un homme menotté sort du bureau, encadré par deux gendarmes. Le juge accepte de recevoir les deux enquêteurs. Martin se distrait intérieurement en détaillant le costume et la cravate du magistrat qui paraît redoubler d'efforts pour ressembler à un mafieux.

– Entrez ! leur jette-t-il. Martine m'a prévenu. Mais soyez brefs, je n'ai que quelques minutes à vous accorder.

Martin et Seignolles vont prendre place dans les fauteuils tandis que Barrot rejoint le sien à petits pas de danseur mondain.

– De bonnes nouvelles ? demande-t-il abruptement tout en les dévisageant successivement.

Seignolles lui tend la photographie d'Oscar Barrot.

– Connaissez-vous cet homme ? Oscar Barrot...

– Pourquoi le devrais-je ? réagit le juge avec trop de brusquerie.

– Tout simplement parce qu'il porte le même nom que vous... Et des Barrot, glisse sournoisement Martin, il n'en existe que très peu dans la région.

Le juge, qui semble embarrassé, triture la photo, la pose sur son bureau, la reprend, la regarde de nouveau, transpirant abondamment et pâlissant.

– Où l'avez-vous trouvée ? demande-t-il.

– Dans une cache que Vals possède en banlieue... Une cabane que nous avons visitée tout à l'heure, sans votre permission, monsieur le juge. Mais vous connaissez mes méthodes puisque vous m'avez fait remarquer hier que j'opérais le plus souvent dans l'urgence. Ce qui donne parfois d'excellents résultats, et inattendus, convenez-en !

Le juge se penche encore, collant presque son petit groin sur le portrait de ce jeune homme qui porte son patronyme.

Martin l'observe, un méchant sourire aux lèvres. « Tu es de plus en plus gêné, mon bonhomme ! Tu vas devoir te décider... »

– Effectivement..., se contraint-il à admettre en bredouillant, j'ai un neveu qui porte ce prénom... Quelle coïncidence, n'est-ce pas ? Mais je serais bien incapable de dire s'il s'agit de lui... Je ne l'ai pas vu depuis plus de vingt ans... Il est parti en Argentine avec mon frère et sa femme. Nous étions brouillés et je n'ai jamais plus eu de ses nouvelles...

Il marque un silence que respectent sciemment Martin et Seignolles pour alourdir davantage l'atmosphère, se complaisant à voir de grosses gouttes de sueur couler du front de Barrot, maintenant livide.

– Comment imaginer qu'Oscar ait atterri aux Sorbiers ! s'écrie le juge d'une voix suraiguë. C'est délirant ! Mais peut-être s'agit-il d'un autre Oscar Barrot. Je ne suis pas d'accord avec vous, commandant : les Barrot, ça court les rues !

– Des « Barrot » dans un palais de justice ? Sans doute ! plaisante Martin qui est bien le seul à apprécier le jeu de mots.

Grave et acerbe, Seignolles précise :

– En l'occurrence, ce jeune homme se situe dans la tranche d'âge correspondant à celle de votre neveu, non ?

– Effectivement, lâche le magistrat en s'épongeant le front de son mouchoir brodé. Dans ce cas, je vais appeler l'ambassade de France à Buenos Aires... pour me renseigner.

– Je m'apprêtais à vous faire cette suggestion, dit Martin en se levant, aussitôt imité par Seignolles.

Ce sont eux qui ont décidé que l'entretien était clos. Ce sont eux qui mènent le jeu. Les ficelles ont été accrochées à d'autres pantins... Barrot est devenu l'un de ceux-ci par la seule apparition d'une photo sur son bureau.