Le noyé
Le temps s'était mis à changer du jour au lendemain sur Toulouse, traumatisée par l'affaire des disparus qui faisait toujours l'essentiel des conversations, insistante et dérangeante à l'instar d'un mal honteux que le corps se doit d'exsuder par une forte fièvre. Et c'était bien cela : un abcès immonde que tous voulaient percer.
On pressait la police et la justice d'obtenir des résultats au plus vite. La presse attisait cette impatience, sans relâcher l'attention qu'elle portait à la clinique des Sorbiers et à ses macabres mystères.
Pour Martin, ce dimanche matin est le plus exécrable qu'il ait enduré depuis longtemps... Il a été réveillé à cinq heures trente par Seignolles qui s'est excusé de devoir le tirer du lit pour qu'il vienne le rejoindre à Espalais, au bord de la Garonne.
– Vals a été repêché il y a une heure.
– Repêché ? Vous voulez dire qu'il barbotait dans le fleuve ?
– On peut résumer ça ainsi... Venez voir, commandant ! Le couturier au fil d'or vient de sévir une nouvelle fois !
La bouche encore pâteuse du whisky qu'il avait absorbé la veille, Martin a grimpé dans sa voiture, branché son GPS et foncé dans une aube blafarde et bruineuse. Il lui a fallu près d'une heure pour atteindre Espalais en grillant cigarette sur cigarette.
Sur le quai, alors qu'il descend de son véhicule, Seignolles, qui l'attendait, vient l'accueillir.
– C'est par là, lui dit-il en indiquant le chemin de halage. J'espère que vous avez l'estomac bien accroché, ce matin !
– Pas vraiment, non ! Quelqu'un a touché le corps ?
– Avec des gants. Il a juste été harponné par le col de sa veste pour être ramené près du bord d'où il a été hissé. La Scientifique est déjà au boulot. C'est un insomniaque qui baladait son chien qui a téléphoné...
Se rapprochant d'un groupe compact de policiers, Martin remarque :
– Barrot est là ?
– Oui ! Il a même rappliqué sans que je le prévienne. À croire qu'il avait eu l'information avant nous !
Lorsqu'ils arrivent sur les lieux, le juge est en grande conversation avec Baziret et le divisionnaire Bornand qui a fait lui aussi le déplacement. Martin reconnaît également le sous-préfet, avec son air guindé. À l'écart, un homme attend, tenant son béret à la main, son chien assis sagement à ses pieds. Il paraît désorienté.
– C'est notre noctambule ? demande Martin à Seignolles.
– Un brave type qui a vomi tout son repas du soir !
– Il a été interrogé ?
– Succinctement, oui ! Ce n'est rien d'autre qu'un témoin...
– Inutile de le garder là. Renvoyez-le chez lui ; on le convoquera plus tard, si nécessaire.
Martin se mêle alors au groupe des personnalités qu'il salue une à une, distraitement et rapidement, ne parvenant pas à contenir sa mauvaise humeur.
– Où en sommes-nous ? demande-t-il en s'accroupissant pour découvrir le cadavre.
– Nulle part ! lance Baziret de sa voix de stentor. Si ce n'est que c'est à peu près le même mode opératoire que pour ton dernier client : étranglement et lèvres cousues avec du fil d'or vingt-quatre carats. Sauf que là, on l'a foutu à la baille. D'après mes premières constatations et à vue de nez, il a séjourné dans l'eau environ trois à quatre jours...
– Des indices ? demande Martin par pure conscience professionnelle.
– Je n'en sais encore bougrement rien ! répond Baziret. Mais il n'y a aucune raison pour qu'on en trouve davantage que dans la précédente affaire. De toute manière, vu le temps qu'il a passé à mariner dans l'eau, m'est avis qu'on ne récoltera que des broutilles. On regardera dans l'estomac et on analysera son foie... La routine !
– De véritables professionnels ! intervient Barrot, engoncé dans un imperméable mastic à la Humphrey Bogart.
– Vous avez raison, monsieur le juge : des artistes ! Et j'emploie volontairement le pluriel, car nous sommes en présence d'une bande, et sacrément organisée !
Bornand a sorti un paquet de cigarettes de sa poche et en offre une à Martin avant de glisser la sienne au coin de ses lèvres. La petite flamme du briquet est la seule note de couleur dans ce décor blanchâtre dont la brume escamote les reliefs.
– Comment voyez-vous les choses, commandant ? demande-t-il à ce dernier. Cela ne vous rappelle-t-il rien qui pourrait nous mettre sur une piste ?
Martin hausse les épaules. « Ma réputation est en train de s'émietter... Mon crédit s'amenuise de jour en jour ! »
– D'abord Virgile Dupré, que je soupçonnais d'avoir « suicidé » Cédric Tissier ; puis son patron qui n'a pas réussi à préserver le secret sur la « salle des disparus »... Je dirais que cela sonne comme une double mise en garde !
– C'est-à-dire ?
– Ils ont été punis ! Ils ont échoué dans leur mission et ont été éliminés par leurs pairs... Quelque chose dans le genre...
Barrot opine d'un air concentré et articule une banalité comme s'il livrait une sentence :
– Ces criminels sont de véritables monstres ! Mais qui, bon sang, peut commettre de tels actes de barbarie ?
Sa question s'envole ; nul ne la retient.
– En tout cas, poursuit-il, tout aussi pontifiant, hâtons-nous de mettre la main sur ces fous ! À Paris, le ministre commence à s'impatienter. Il a téléphoné au procureur... Le procureur m'a téléphoné... Vous me comprenez, commandant ?
« Si tu savais comme je te comprends... tu cesserais de me donner du “commandant” ! »
– Nous ne sommes plus loin du but, monsieur le juge, réplique Martin d'un ton las.
– Ah ? Vous seriez donc en possession d'informations que nous ignorons ?
– Je n'aurai pas l'outrecuidance de vous expliquer qu'une enquête est une sorte de tambouille alchimique... Des ingrédients multiples entrent dans la recette que nul ne connaît. Ils mijotent, réagissent entre eux, s'interpénètrent... Et la recette se décrypte progressivement. Une chose est certaine, en tout cas : la répétition d'un crime entraîne toujours une erreur chez celui qui le commet. Surtout lorsqu'il s'agit de meurtres rituels.
Baziret savoure la leçon donnée par son copain d'enfance à ce roquet endimanché ; Martin, se tournant vers lui, l'invite d'un geste à le suivre le long de la berge.
Ils marchent en silence sur quelques dizaines de mètres pour s'écarter du groupe.
– Tu peux me rendre un service ? demande Martin.
– Ce que tu veux, vieux !
– Communique-moi les résultats de l'autopsie et tes conclusions de vieux routier dès que tu les as. Avant tout le monde ! Et laisse ton imagination baguenauder... Réfléchis sur le mode opératoire, sur le moindre détail que tu relèveras, si infime soit-il. Peut-être cela me donnera-t-il une longueur d'avance. Et n'hésite pas à me réveiller la nuit, s'il le faut.
Baziret lui balance alors une grande tape dans le dos en éclatant de rire.
– Compte sur moi, camarade ! À condition qu'on aille s'offrir un gueuleton avant que tu te tires d'ici !
– Accordé, mon gros ! C'est moi qui régalerai.
Ils reviennent sur leurs pas. Avant de s'en retourner, Martin souhaite examiner une dernière fois le corps de Vals. Baziret lui tend une paire de chaussons et des gants en matière plastique afin qu'il puisse s'approcher de plus près.
Vals semble considérer Martin de ses yeux amollis, enfoncés dans leurs orbites. Il gît pitoyablement sur le dos, dans un costume noir qui adhère à ses membres, esquissant déjà le squelette qu'il deviendra bientôt. Comme toutes les victimes de noyade, ses chairs sont blanches et flasques, déjà presque transparentes aux articulations. Les extrémités de ses longues mains sont violacées...
Mais Vals sourit hideusement, ses lèvres exsangues froncées par les points du fil d'or.