Martin se redresse, consulte sa montre et fait une grimace. C'est vraiment un dimanche épouvantable !
Il se force à saluer les officiels, insistant sur la chaleureuse poignée de main qu'il donne à Bornand, ce grand type qu'il apprécie, glissant sur la paume humide de Barrot et accordant le minimum de politesse au sous-préfet. Par contre, il témoigne une sincère cordialité à Baziret, à la surprise générale, en lui lançant :
– À bientôt, vieux pote !
Seignolles le raccompagne jusqu'à sa voiture en s'étonnant :
– Vous partez ?
– Oui, Luc ! Je vous laisse vous charger de la suite... Ne prenez pas cela pour une fuite : j'ai juste besoin de réfléchir et ce coin affligeant n'est guère propice à la méditation.
Il remonte dans son véhicule. Allume une cigarette. Met la musique et démarre. Il va rouler... rouler...
Une pluie fine s'est mise à tomber ; Martin actionne les essuie-glaces. Et ses pensées adoptent bientôt leur rythme syncopé, de gauche à droite, de droite à gauche... D'une grotte à une autre. Du passé au présent. De Alexandra à Souad. De Legendre à Barrot... De Alexandra à Souad !
Le comportement de Marie
Il règne désormais une désagréable tension dans la maison. Maman et Marie, qui étaient les meilleures amies du monde jusqu'à ce que nous emménagions à Toulouse, s'opposent maintenant, se heurtant de plus en plus frontalement.
C'est Marie qui me paraît la plus nerveuse. Elle est devenue irascible, acariâtre, souvent revêche, hantant chaque pièce de son pas lourd, surgissant sans prévenir pour vous surprendre en roulant les yeux, lèvres serrées, narines frissonnantes.
Elle me fait penser à un animal en cage qui tourne et retourne sur lui-même, frustré de ne pouvoir laisser s'exprimer son instinct et sa véritable nature. Elle est là, prête à bondir. Mais sur quoi ? sur qui ?
Elle ne cesse de m'épier, j'en ai la conviction. Je l'ai surprise à plusieurs reprises en train de me regarder depuis un recoin, derrière une porte, à une fenêtre... Et, à chaque fois, j'ai détesté son œil sournois de tortue !
Quand maman est rentrée, tout à l'heure, elle a aussitôt allumé la télévision pour regarder le Journal. La découverte du corps de son supérieur, le professeur Vals, les lèvres cousues avec du fil doré, a un retentissement national dans la continuité de l'affaire des disparus ; elle est traitée en priorité par le présentateur.
J'observe Marie, pâle comme une morte, son regard halluciné braqué sur le petit écran. Elle se tient dans l'encadrement de la porte du salon. Je me demande pourquoi cette information la met dans un état pareil...
Ce premier titre ayant été développé, maman fait pivoter son fauteuil et me lance un malheureux petit sourire de rien du tout, puis se dirige vers sa chambre.
– Je dois te masser les jambes, lui dit Marie. C'est au moins le huitième soir que tu refuses mes soins. Tes muscles vont s'atrophier et il nous faudra beaucoup de temps pour leur redonner de la fermeté.
– La belle affaire ! lui jette maman. Prépare plutôt le repas, tandis que je fais ma toilette et me change. Je souhaiterais me coucher de bonne heure ; je suis de garde, la nuit prochaine. Les Sorbiers sont devenus un véritable enfer ; nous sommes assaillis par les journalistes et nous ne savons plus où donner de la tête... De plus, les disparus sont quasiment tous mourants. De misérables zombies drogués jusqu'à la moelle !
Maman s'enferme dans sa chambre et je propose à Marie de l'aider à la cuisine.
– C'est inutile, me répond-elle assez sèchement. Monte plutôt prendre ta douche et réviser tes leçons ; je ne te vois jamais travailler ! Je t'appellerai quand le dîner sera prêt.
– Comme tu voudras.
Je tourne les talons. Cependant, retenu par je ne sais quelle intuition, je reste dans le vestibule, en retrait, invisible à Marie que j'entends bientôt farfouiller dans la cuisine : heurts des casseroles, ouverture de la porte du frigo, eau jaillissant du robinet...
Puis un silence. Et la voix de Marie qui murmure. Je m'aperçois alors qu'elle téléphone sur son portable. Je tends l'oreille... projette les antennes de mon esprit dans sa direction... Marie chuchote :
– Oui... Elle m'interdit de la masser... Oui, oui... Je sais... L'enfant ? Je crois qu'il ne se doute de rien... Il n'y a aucune raison pour qu'il découvre quoi que ce soit... Oui... Je comprends votre inquiétude... Je vais tenter de reprendre la situation en main... Je fais mon possible...
Le silence à nouveau. Marie a dû raccrocher. Et les bruits de cuisine reviennent.
Je donnerais cher pour connaître l'identité de l'interlocuteur de Marie. Et apprendre ce que je dois ignorer !
J'ai néanmoins découvert une chose primordiale : Marie, la douce et affectueuse Marie, la fée venue se nicher entre maman et moi, avec son bon visage poupin, ses joues roses, sa poitrine de matrone, Marie n'est rien d'autre qu'une sorcière.
Et mon adversaire !
Le cercle des disparus
Il est vingt-trois heures, ce lundi, quand Alexandra prend son service de nuit aux Sorbiers. Elle a fait une longue sieste après le déjeuner et s'est de nouveau reposée une heure avant le dîner. Refusant que Marie la masse, elle a consacré le reste de son temps à Margot qui, pour sa part, semble de plus en plus taciturne et secrète. Mais toujours aussi affectueuse à son endroit, alors qu'elle évite manifestement Marie.
Elle aussi, d'ailleurs. Un lien qu'elle aurait cru indissoluble s'est cassé... Sans doute depuis le soir où Martin est venu lui rendre visite et que Marie a épié leur conversation.
Dans le hall, le vigile l'accueille avec chaleur :
– Bonsoir, docteur.
– Appelez-moi Alexandra, Martin... Depuis le temps !
– Bien, madame Alexandra. En forme, pour la longue veille ?
– À peu près.
Martin pousse le fauteuil jusqu'à l'ascenseur et aide la jeune femme à manœuvrer pour entrer dans la cabine.
– Si vous avez besoin de quoi que ce soit, vous me sonnez, madame Alexandra !
– Promis, Martin. Je vous remercie.
L'ascenseur s'élève en émettant un petit sifflement, puis s'arrête à l'étage des salles d'activités qu'Alexandra a choisi. Elle n'a aucune envie de se rendre à son bureau, qu'elle déteste, la nuit. La solitude y est si concentrée qu'elle en devient presque palpable. Outre que c'est là qu'elle a entendu le dernier appel de Cédric... Son bureau est devenu une tombe !
Alexandra préfère longer les couloirs aux lumières tamisées qui ne dessinent aucune ombre, baignant murs, sols et plafonds d'une teinte égale.
Elle aime cette heure où les patients dorment, leurs rêves portés par des euphorisants. L'heure où les esprits tendent à leur insu des tulles transparents sur lesquels se dessinent des images apaisantes qu'Alexandra capte de temps à autre.
Elle évitera la « salle des disparus » qu'une équipe spéciale surveille. Elle préfère passer un moment dans cette grande salle de loisirs où les malades puisent quelque contentement et redeviennent humains en replongeant dans leur enfance.
C'est ainsi : le cerveau adulte en souffrance doit s'affranchir des phobies qui le gangrènent en surface. En profondeur, loin, très loin, sommeille souvent un gosse qui ne demande qu'à pleurer pour libérer sa peine.
Retrouver cet enfant oublié est la tâche la plus ardue qui soit donnée au praticien. Tant d'adultes assassinent celui qu'ils ont été... Comment renaître, alors ?
Alexandra navigue entre les tables, goûtant l'épais silence à peine éraflé par le roulement des roues caoutchoutées du fauteuil sur la moquette.
Elle s'arrête devant le jeu d'échecs de ce patient qui reproduit inlassablement la même combinaison qui le condamne à perdre. Les pièces sont exactement en place. Encore une fois, l'homme s'est vaincu !