Elle se souvient de sa première journée aux Sorbiers... De l'agression de Mélisse à son encontre, de sa fuite, du salut qu'elle trouva dans cette pièce. Là précisément, à cet endroit. Là où elle a aussi appris par la télévision que la fille du professeur Sormand avait été retrouvée morte dans une grotte !
Elle a calé son fauteuil devant l'échiquier où se reflète un peu de la lumière tombant de la veilleuse du plafond ; elle imagine comment bouger le roi pour éviter l'échec et mat. Elle retient son geste afin de ne pas contrarier le joueur qui reprendra le lendemain son éternelle partie perdante.
Un léger son dans son dos. Le frottement d'un pied nu sur le sol, qui la fait frissonner de peur. On s'approche derrière elle... Elle n'ose se retourner. Pas tout de suite. Elle doit d'abord s'assurer qu'elle n'a pas imaginé ce bruit. Mais il se reproduit. Un pas lent...
Elle se décide et imprime un demi-tour à son fauteuil.
Mélisse est là qui la regarde de ses grands yeux d'animal soumis. Et lui sourit. Elle porte le pyjama dont les « disparus » sont désormais revêtus. Toute maigre, elle flotte dedans comme un fantôme.
Une deuxième silhouette passe la porte, fragile et diaphane. C'est Virginie, autre jeune femme victime de Vals, qui rejoint Mélisse pour lui donner la main.
Une troisième apparition : Quentin. Blême et squelettique, il prend la main de Virginie.
Lorsque Louis, Oscar et André entrent à leur tour, se donnant tous la main, Alexandra comprend ce qu'ils veulent faire : un cercle ! Ils forment un cercle autour de la jeune femme. Ils l'enserrent en lui souriant tous, leurs regards sombres plongeant en elle pour déverser dans son esprit un flot d'amour et de bonté. Un sentiment plus dense que tous ceux qu'Alexandra a jamais éprouvés. C'est une chaleur dorée, suave, riche de déférence et de gratitude...
Ils la remercient de les avoir découverts, guidée par la voix de Mélisse qui l'appelait à l'aide alors que Virgile se préparait à l'assassiner avant de leur faire subir le même sort.
Ce chœur lui chante une ode muette, admirative, et Alexandra se rend compte que ce sont leurs âmes qui s'expriment. Qui se projettent vers la sienne pour l'étreindre, lui communiquer un bonheur d'une rayonnante intensité.
Cependant, derrière cette dévotion, perce une pointe de menace. L'un d'eux tente de la prévenir d'un danger imminent. Une séparation...
Alexandra ressent un léger pincement au cœur. Il lui a paru qu'il s'agissait de Margot... Oui, l'un des disparus la met en garde. Au sujet de sa fille !
Aussi Alexandra lance-t-elle son esprit dans la direction d'où provient cette alerte, quand le charme est brisé par une porte qui claque dans son dos.
– Oh, excusez-moi, madame Alexandra, dit le vigile. Cette maudite porte vitrée est si lourde... J'oublie toujours de la retenir.
– Martin...
Alexandra cherche des yeux les disparus.
– Je faisais ma ronde, poursuit Martin. Je vous ai vue là, toute seule, et je me suis permis...
– J'étais vraiment seule ? s'enquiert Alexandra en frissonnant soudain de froid.
– Pour le cas, plus seule, ça n'existe pas !
La grande salle d'activités est vide. La lumière diffuse, le jeu d'échecs...
– Tout va bien, madame Alexandra ?
– Oui, Martin.
– Je vous disais : je me suis permis d'entrer parce que je vous trouvais un peu tristounette, dans votre fauteuil, perdue au milieu de ce bazar...
Alexandra esquisse un sourire.
– Vous êtes très gentil et attentionné. Je réfléchissais... Non, il serait plus juste de dire que je rêvais !
– C'est bien, conclut Martin. Rêver, ça soulage... C'est une bonne soupape ! Vous voyez, des fois, je me dis que le rêve, ce n'est pas ce qu'on croit.
– Ah ?
– Le rêve, ça pourrait bien être la vraie vie... Et la vie, un foutu cauchemar !
– Qu'est-ce qui vous fait penser cela ? s'amuse Alexandra.
– On meurt rarement, dans les rêves... Et on y espère beaucoup.
Le sourire Martin
Ce mardi, Souad et Seignolles sont surpris de voir débarquer à leur QG un Martin arborant un sourire de satisfaction dont il est peu coutumier. Il se précipite derrière son bureau, allume son ordinateur et demande à Seignolles :
– Luc, comme vous êtes le spécialiste de la machine à café, cela vous dérangerait-il de m'en préparer un bien corsé ?
– À vos ordres, chef.
– Ensuite, poursuit Martin, vous me rejoignez avec Souad... J'ai bossé toute la nuit en réseau sur mon ordinateur portable, connecté à un vieux pote avec qui j'ai mené bon nombre d'enquêtes sur diverses sectes. Ce type est l'un des historiens les plus farfelus que je connaisse, mais il n'a pas son pareil pour dénicher et débusquer d'invraisemblables mystères ! À côté de ce que contient son cerveau, la Bibliothèque nationale n'est qu'une librairie de quartier !
Seignolles apporte la tasse de café. Souad prend sa chaise pour venir s'asseoir près Martin qui a glissé une clef USB dans son ordinateur.
Ouvrant un fichier intitulé « LM », il dit :
– Regardez... Mon ami m'a appris qu'un banquier de Toulouse a été retrouvé mort avec les lèvres cousues d'un fil d'or dans l'église Saint-Vincent...
– Première nouvelle ! s'exclame Seignolles. Je n'ai jamais eu connaissance de ce cas ; ça me serait forcément revenu en mémoire.
– Il est tout à fait normal que vous soyez passé à côté de cette affaire insolite, Luc, s'esclaffe Martin. Ce crime s'est produit à une époque où les rapports de police étaient écrits à la plume d'oie ! Ce malheureux banquier a été assassiné en 1692 !
– Ainsi nos criminels auraient imité un meurtre perpétré il y a quatre siècles ? interroge la jeune femme. Pour quel motif ?
– Ne sois pas si pressée, Souad, tempère Martin en faisant dérouler, à l'aide de sa souris, le document qu'il a constitué cette nuit avec son ami. Des cas similaires se sont produits, poursuit-il. Voyez... Un notaire du nom de Vermichard, en 1855... Un certain Marcel Coupiaux, industriel, en 1930... Et je vous en passe deux ou trois...
Seignolles intervient :
– Il est évident qu'il s'agit d'une secte, du moins d'un groupe constitué dont l'origine remonte à plusieurs siècles. Une société secrète qui ne s'est jamais éteinte.
– C'est en effet la déduction qui s'impose, reconnaît Martin. Quant à la portée symbolique des lèvres que l'on scelle d'un fil d'or, nous pouvons avancer sans trop de risques d'erreur que sont ainsi punis des bavards ou des traîtres. Intéressante coutume, n'est-ce pas ?
– Nous n'enquêtons donc pas forcément sur des cinglés, ajoute Souad. Ce geste peut être compris comme une punition pour les coupables et comme un avertissement pour ceux qui fourrent leur nez là où il ne faut pas !
– D'après mon ami, reprend Martin, cette secte protégerait un secret ancestral que nous devrions faire remonter au xiiie siècle.
– Nous y voilà, raille Seignolles. Retour aux cathares !
– Vous ne devriez pas vous moquer, Luc, le sermonne affectueusement Martin. Souad nous a répété ce que lui avait appris Gwen Leroy dans les ruines de Clairac... Souvenez-vous : en 1225, lors du concile de Pieusse, une scission s'est produite entre deux communautés cathares : d'un côté, Robert Sicard et ses adeptes, de l'autre, Benoît de Termes et les siens.
– J'ai pris cela pour une fable, reconnaît Seignolles.
– À tort, Luc, lui reproche Martin. J'ai évoqué ce récit avec mon ami qui a fouillé dans ses archives pour en extraire de quoi nous éclairer. Robert Sicard et Benoît de Termes se sont bel et bien opposés ; les historiens le confirment. Ce qui n'est cependant pas retenu par ces doctes chercheurs, c'est que Sicard et Termes étaient très liés avant de s'affronter. Ils appartenaient même à une confrérie composée de neuf membres... Seulement neuf ! Toujours neuf !