– Et alors ? s'impatiente Seignolles.
Martin fait cliquer sa souris à plusieurs reprises pour atteindre le bas du document.
– Eh bien, dit-il, mon ami a corroboré les informations que Souad a récoltées à Clairac. Robert Sicard et ses proches ont effectivement disparu en 1227... Rayés de la surface de la terre ! Évaporés !
Seignolles émet un léger soupir.
– Vous ne pensez tout de même pas que Sicard et sa bande étaient parvenus à s'envoler vers ce foutu deuxième monde ?
– Absolument pas ! tranche Martin sans cesser de sourire. Ils ont certainement été éliminés par Benoît de Termes et ses compagnons. Mon ami me certifie que des documents attestent qu'en juillet 1227 un homme, une femme et trois enfants ont été retrouvés morts dans leur maison ; les cinq cadavres avaient les lèvres cousues avec un fil d'or !
– Vous croyez que c'étaient Sicard et sa famille ? demande Souad.
– Sicard habitait un petit village du nom de Penne. Il était marié et avait deux filles et un fille. C'est à Penne qu'un homme, sa femme, ses deux filles et sa fille ont été trucidés et ont eu la bouche close par un fil d'or ! Jolie coïncidence !
Seignolles ne bronche pas. Il rumine tout ce que vient de lui résumer le Parisien. « Une secte... Née au xiiie siècle ! Et encore vivante aujourd'hui... Toujours opérationnelle... Une secte qui fait enlever des hommes et des femmes pour se livrer sur eux à d'effroyables expériences dans le but d'accéder à un hypothétique univers parallèle... »
– Vous voici soudain bien songeur ! remarque Martin, le tirant de ses réflexions.
– En effet, s'emporte le gendarme. J'avais ma petite minute philosophique. Je me disais que la folie des hommes est sans limites. Je croyais avoir atteint le comble de l'horreur, l'année dernière, quand j'ai enquêté sur un quintuple meurtre à la hache : un père qui avait massacré toute sa famille dans un accès de démence ! Là, nous pataugeons dans une boue infâme... Des gosses drogués, de pauvres gens que l'on martyrise en secret dans une clinique, de faux suicides, des lèvres cousues... Le tout servant une cause délirante issue du Moyen Âge ! Nous sommes bien au xxie siècle, merde !
Martin avale une dernière gorgée de café, ôte la clef USB de son ordinateur et se lève pour aller fumer une cigarette à l'une des fenêtres qu'il ouvre en grand.
– Nous allons les faire tomber, Luc, dit-il en se retournant vers le gendarme et vers Souad. Nous les coffrerons ! Tous les adeptes de la Loge Muette !
– La Loge Muette ? reprennent en chœur ses deux collègues.
– Ah, j'ai oublié de vous dire... Selon mon ami, ces neuf cathares se réunissaient à Toulouse dans la crypte de l'une de leurs maisons. C'est là qu'ils prenaient leurs décisions. Ils avaient adopté le nom de Sœurs et Frères de la Loge Muette.
Martin rejette un long trait de fumée grise à l'extérieur de la pièce. Seignolles et Souad, auxquels il tourne le dos, ne peuvent voir que son sourire s'est effacé, que son front s'est creusé de ses deux rides profondes et que son regard s'est durci.
« Les faire tomber, oui... Mais comment attraper des ombres ? »
Le hasard
Jeudi. Forêt domaniale de Buzet... Le panneau est solidement planté à l'orée d'un chemin symboliquement défendu par une grosse chaîne qu'il est aisé d'enjamber.
– C'est par là, indique Seignolles à Martin en verrouillant la voiture qu'ils viennent de garer dans une clairière.
Ils s'engagent dans une voie sablonneuse assez large, bordée de deux fossés où croupissent des flaques formées par les pluies récentes. Le silence alentour est tel qu'on perçoit le moindre craquement de branche, le plus faible piaillement d'oiseau. Il fait frais et humide sous les frondaisons jaunissantes qui annoncent l'automne.
– Êtes-vous certain de votre info ? demande Martin en avançant d'un bon pas pour se réchauffer.
– Oui ! répond Seignolles. C'est un garde forestier qui l'a communiquée au commissariat sans qu'elle nous soit particulièrement destinée. Le genre de renseignement qui fait partie de ces appels de « témoins » croyant voir des coupables partout...
– C'est bien ce qui m'inquiète : sans doute un tranquille promeneur qui a été pris pour un gangster.
– Je ne crois pas, réplique Seignolles. Le type qu'a décrit le forestier ressemblait trop à Vals pour me faire hésiter. Au surplus, toujours d'après lui, ce gars était relativement petit, en costume-cravate, il portait une sacoche et semblait pressé.
– Ça ne prouve rien ! grommelle Martin avec agacement. Mais, se ravisant aussitôt : Quoiqu'un type petit, nerveux, en costard et cravate, avec un attaché-case au beau milieu d'un bois, mérite à coup sûr notre attention.
– Je confirme. D'autant plus que notre garde suspicieux a relevé le numéro de la voiture à bord de laquelle notre quidam est arrivé... Et l'immatriculation correspond bien à celle de Vals. Vous faut-il une preuve supplémentaire, chef ?
Martin secoue la tête, l'air affligé, puis sourit à Seignolles.
– Vous ne pouviez pas commencer par là ?
Seignolles éclate de rire.
– J'adore jouer au gendarme !
Martin hausse les épaules.
– Je me demande bien ce que venait faire Vals dans cette forêt. Ce n'était certainement pas pour cueillir des champignons !
– Il y a des chances que non ; ça n'est pas la saison !
Ils marchent encore un quart d'heure, quand Seignolles désigne un repère chiffré de l'Office national des forêts gravé sur un tronc.
– 449 ! C'est ici que le garde a croisé Vals. Selon lui, il se dirigeait vers le nord.
– Eh bien, poursuivons notre petite virée de scouts ! Le nord, c'est dans cette direction ! On verra bien où cela nous mène.
Ils font quelques mètres ; Seignolles s'immobilise, faisant signe à Martin de s'arrêter à son tour.
– Vous entendez ?
Martin dresse l'oreille.
– Quoi ? Les oiseaux ?
– Non ! Écoutez : on entend de l'eau couler. Ça vient de là-haut, dit-il en désignant une petite butte boisée.
– Oui ! Et alors ?
– Vous ne remarquez rien ?
– Non !
– Regardez ces hautes herbes, sur ce monticule... On voit nettement que certaines sont couchées et dessinent une longue sente, comme si l'on empruntait régulièrement ce passage.
– Il peut très bien s'agir des empreintes du garde forestier, voire d'un promeneur routinier qui ne modifie jamais son itinéraire.
– Peut-être, admet Seignolles. Il n'empêche que j'aimerais bien jeter un coup d'œil derrière cette butte.
– Je vous suis...
Les deux hommes gravissent le tertre, manquant de glisser à tout instant. Martin peste en pensant qu'il va devoir confier son pantalon au pressing dès leur retour...
Ils débouchent enfin sur un terre-plein dominant une étroite vallée encaissée où un torrent vient se briser après être passé au travers d'un amas de roches.
– Étonnant ! dit Martin. Jamais je n'aurais soupçonné l'existence d'un tel lieu si près du chemin forestier. Une véritable image de dessin animé ! On s'attendrait à voir débouler les sept nains, revenant de leur mine en chantant...
– Bucolique et pittoresque à souhait !
Tandis que Martin marque une pause pour allumer une cigarette, Seignolles s'aventure parmi des amoncellements de déblais recouverts de mousse.