Выбрать главу

San-Antonio

La vérité en salade

À Jean Cocteau,

qui sait lire à travers les masques,

avec l’espoir de le faire sourire.

S.-A.

Tous les personnages de ce livre sont fictifs, nuls et non avenus. Mais je vous jure qu’ils méritaient d’être inventés.

S.-A.

TÉMOIGNAGES

L’enthousiasme provoqué par les livres de San-Antonio va crescendo. Voici quelques attestations puisées au hasard dans l’énorme courrier qui arrive chaque jour au commissaire par camions frigorifiques.

Je voudrais trouver un mot qui résume mon admiration.

Général Cambronne

Votre talent va croissant.

Général Boulanger

Bravo, San-Antonio.

Cadoricin

Quand je reste un mois sans San-Antonio, je vois rouge !

Laplace (de Moscou)

Enfin un auteur qui n’en fait qu’à sa tête.

Louis XVI

C’est Vérigoud !

CINZANO

Je reste sans voix.

Tino Rossi

Quand je lis San-Antonio, je me pose objectivement la question suivante :

— Pourquoi pas quarante et UN ?

Richelieu

Vos san-antoniaiseries nous font beaucoup de tort.

VERMOT

Lorsqu’un ouvrage de San-Antonio passe la porte de notre établissement, aussitôt les morues se dessalent.

Amieux

Les bras m’en tombent.

La Vénus de Milo

Première partie

CHAPITRE PREMIER

Une dame me raconte ses malheurs, lesquels marquent justement le commencement des miens

C’est le genre de personne sur le retour qui s’habille chez Cartier pour essayer de cacher les méfaits de l’âge. Elle a trois tours de perlouzes sur le goitre, un clip qui représente un concours de pêche au saumon, tout en diamants de la bonne année ; deux suspensions avec éclairage indirect aux étiquettes ; des bracelets importés directement du Creusot et une dizaine de bagues qui ne sont pas en ciment armé véritable et qui la font scintiller comme l’autoroute de l’Ouest, au soir d’un lundi de Pâques.

Son dentier est en or, ses boutons de jarretelles idem, de même que la fermeture Éclair de sa gaine.

Bref, elle doit s’habiller dans une chambre forte de la Banque de France, et ne se déplacer qu’en camionnette blindée.

Elle a un visage large et plat dont les fards se fendillent comme une terre trop cuite.

Ses cheveux initialement blancs sont dorés comme un soleil couchant dans un tableau de Van Gogh.

Alors, je me lève, respectueux comme on l’est plus ou moins devant cinquante kilos d’or pur.

— Vous êtes bien monsieur le commissaire San-Antonio ? me demande cette vitrine ambulante de la rue de la Paix.

— Oui, jusqu’à nouvel ordre, lui réponds-je fort aimablement, car je suis un individu sociable auquel ne messied pas la plaisanterie à condition qu’elle soit spirituelle.

Je me trouve installé à la terrasse du Paris aux Champs-Élysées ; ou plutôt je m’y trouvais, car je vous parie un quart de Brie contre la plaine de Beauce que ma belle tranquillité vient de se volatiliser.

Et Dieu sait pourtant à quel point j’étais peinard. Ça faisait une heure au moins que, savourant mes vacances, je regardais défiler l’humanité souffrante sur la plus bath avenue du monde.

Si votre foi en l’homme est inaltérable, allez donc vous asseoir à la terrasse d’un bistrot et vous verrez… Moi, ça me prend par crises. J’ai besoin de me gaver du spectacle affligeant des ignobles… Je les regarde déambuler, doctes, graves, contents d’eux, de leurs jupes ou de leurs cravates neuves… Blasés de leur beauté, ivres de leur esprit… Se regardant, se faisant voir ; s’étudiant, s’observant, se proposant, se marchandant avec de l’apothéose dans le calcif et une lumière de vitrail sur la frime. Vaillants comme des croisés (et même comme des Mau-Mau croisés, car c’est plein de bougnouls sur ces Champs-Élysées) ; espèces de conquérants de trottoir, subjugués par leur personne ; ennoblis par leurs pédantisme ! Ah ! les nombrils ! Que dis-je : les trous ! Car ce sont des cavités en marche ! Des lambeaux de rien ! Les pets du néant ! À leur approche, je me sens organique, merveilleusement précaire et putrescible. Ça me réconforte de me sentir à leur image ! Ça me console de disparaître un jour ! Je me regrette moins en mesurant combien je suis peu de chose ! De grand cœur, je lègue mon azote, mon glucose, mon calcium à mon H2O à l’univers superbe et triomphant, en espérant qu’il les transformera en fleurs… Ne serait-ce qu’en roses pompons, en pâquerettes ou en pois de senteur !

À propos de pois de senteur, faut vous dire que la dame qui vient de m’aborder n’est pas seulement en technicolor et en relief, mais qu’elle est aussi olfactive. Elle se parfume au Sproutzbigns Juxtaposé et quand elle passe on a l’impression de traverser le parc de Bagatelle au printemps.

À mes côtés, la foule oisive louche sur nous. Je me dis qu’une fois assise, la dame serait moins en vue et constituerait un spectacle plus modeste. Je lui propose donc un siège sur lequel elle se dépose avec précaution, because sa gaine qui doit lui descendre cinquante centimètres au-dessous de la ligne de flottaison.

— Vous ne me reconnaissez pas ? demanda-t-elle d’une petite voix peureuse.

Je me fends d’un regard enveloppant, avec lentille circulaire à puissance focale surmultipliée.

J’ai beau me gratter la mémoire, je n’arrive pas à situer cette bouille de méduse écrasée.

Cependant, je sens qu’en effet je l’ai connue à un moment de ma vie. Était-ce dans une gardienne party ou dans un cauchemar ? Pour en avoir le cœur net, je me décide à lui poser la question.

Elle secoue ses bajoues croulantes ; avec grâce, je dois en convenir.

— Souvenez-vous… C’était à la soirée donnée par votre cousin Hector lorsqu’on l’a décoré…

Je commence à brûler…

Je revois la soirée. Je revois aussi ce cornichon d’Hector faire le beau avec sa médaille sur le placard. La médaille de bronze de l’Éducation Physique ! Parfaitement ! À Hector qui n’a jamais eu les deltoïdes plus développés que ceux d’une libellule et qui va emprunter la brouette de son voisin lorsqu’il a un pot de géranium à déplacer !

Notez qu’il a obtenu cette distinction pour services rendus au ministre. C’est lui qui s’est occupé du changement de carte grise de sa bagnole ! Ou un truc dans ce goût-là… Et ma crêpe d’Hector avait organisé une bamboula à tout casser pour fêter ça. Il y avait des croissants, du vin blanc à volonté (cachet vert s’il vous plaît. Onze degrés par rapport à la latitude de Bordeaux !). Bref, l’orgie des grands soirs. Nous y étions conviés, Félicie et moi, en qualité d’uniques parents du médaillé. En outre, y assistaient : son chef de bureau, un délégué du concierge du ministère de l’Intérieur, la chaisière de sa paroisse et un bossu représentant son voisin du dessus.